Peut-être cela aurait eu lieu à un moment ou à un autre. Peut-être pas, ou différemment. La guerre en Ukraine bouleverse l’ordre géopolitique mondial, ou accélère simplement les déchirures sous-jacentes. Elles ressemblent aux oscillations folles des tremblements de terre, lignes fractales.
En commençant par la ligne de front, l’Ukraine, on enregistre déjà l’effondrement d’un pays, (la reconstruction est estimée pour l’instant à 500 milliards de dollars) et l’affaiblissement d’un autre, la Russie : (le PIB russe a déjà chuté de 170 milliards de dollars, sans compter la perte de prestige). Cette double faillite n’est pas rassurante. La guerre, la pauvreté, la misère, et tous les crimes et trafics qui les accompagnent- s’installent sur les bords de l’Europe, un des espaces les plus riches et les plus paisibles du monde.
Avec Trump, les Européens avaient pris conscience de la fragilité de l’ami américain, imprévisible jusqu’à l’hostilité. Avec Poutine, ils ont vu que le manque d’unité politique et militaire pouvait être mortel. Poutine a fait le cadeau de redonner un ennemi à l’OTAN. C’est une bonne nouvelle pour l’alliance des démocraties de Biden. Mais ce n’est pas encore une bonne nouvelle pour l’Europe.
L’Europe peut sortir gagnante de la guerre en Ukraine. Elle peut aussi en être la victime.
La guerre et les images des missiles russes sur Londres et Paris sont de vraies menaces, la rupture des relations économiques avec la Russie est une nouvelle coupure du continent européen, qui oblige à redéfinir les bases du projet européen. Les Américains vont déverser plus de 40 milliards sur l’Ukraine. Et l’Europe ? Les Hongrois, au contraire, refusent de couper les importations de pétrole. Si tous les pays européens augmentent leurs dépenses militaires, ils se réabonnent à l’industrie militaire américaine. Principale bénéficiaire de l’éclatement de l’Empire soviétique, l’Europe peut sortir gagnante de la guerre en Ukraine. Elle peut aussi en être la victime. Guerre aux frontières, dépendance américaine, coût économique et fragilité politique.
L’Europe est à nouveau à redéfinir. D’autant que l’Ukraine a demandé son adhésion, comme les pays des Balkans. Impossible de les laisser à la porte. Impossible de les accepter en l’état – surtout l’Ukraine.
A cela s’ajoutent les dissensions internes. La Pologne et la Hongrie contestent toutes les deux l’ordre juridique européen, et son esprit. Peut-on les écarter, les punir, les ignorer ? Cela n’est pas viable à terme. La contrainte n’est pas dans l’esprit européen non plus. D’autant que les nouveaux défis abondent. On regarde à l’est, mais la frontière sud de l’Europe est en ébullition. La Méditerranée, au-delà, l’Afrique, sont en déshérence et en danger.
Des statuts différenciés, une voie pragmatique, des solutions pour l’Ukraine, les Balkans, et même la Pologne et la Hongrie.
Une Europe unie et européenne n’est pas le choix de tous. Une Europe à la carte est impossible. Mais des statuts différenciés sont possibles. Une Europe des cercles est déjà en construction, sans doute est-ce une voie pragmatique, qui offrira des solutions à l’Ukraine, aux Balkans, et même à la Pologne et à d’autres qui contestent les fondamentaux européens, comme la primauté du droit européen et les principes de la démocratie libérale. (En France aussi, la nouvelle alliance de gauche et le RN prônent les uns la « désobéissance » aux traités, les autres leur « suspension » des traités. Que d’astuces qui ne trompent que ceux qui veulent être trompés !).
Aujourd’hui, l’institution européenne la plus forte est la banque centrale. Elle garantit, de fait, les dettes. Elle maintient les économies à flot, par une politique de taux d’intérêts bas, malgré les hausses de prix. Que seraient la Grèce, l’Italie et même la France sans la BCE ?
En face, en Turquie, l’inflation est à 70%, officiellement. En Iran, le prix de la farine a augmenté de 100%. La Russie s’enorgueillit de maintenir le Rouble, et de baisser les taux d’intérêt à … 17%. Le blé et le pétrole ont augmenté de 50% en un an.
La guerre d’Ukraine accélère la course à la démondialisation et fait ses premières victimes.
La fin de la mondialisation fait ses premières victimes : les pays pauvres et les pauvres des pays pauvres. L’Onu et la banque mondiale lancent alerte sur alerte sur le retour des crises alimentaires. Certains pays pauvres, comme le Tchad ou la Somalie, sont au bord de la banqueroute. Selon le FMI, la moitié des Etats en développement risquent une cessation de paiement à moyen terme.
La guerre d’Ukraine accélère la course à la démondialisation, déjà annoncée par le retour du protectionnisme dans les têtes, déjà mis en ouvre dans la fermeture des frontières universellement mise en place lors de la crise de la Covid.
Le monde est passé de la concurrence ouverte et libre -la mondialisation- à la compétition de guerre entre les régimes et les Etats. Compétition dans tous les domaines : retour de la course aux armements et retour de la menace nucléaire ; retour du chantage énergétique et du cartel pétrolier : l’OPEP a refusé d’augmenter sa production, maintenant de fait l’accord avec les Russes ; l’Algérie menace de réduire ses exportations. Compétition accrue dans la technologie, avec des subventions américaines pour la réimplantation d’usines. Guerres des monnaies, aussi, et investissements des Etats dans le nouveau champ de bataille des cryptomonnaies.
Aujourd’hui, et peut-être pour longtemps, la guerre est en Ukraine. Chacun sait que la « nouvelle guerre froide » est en Asie, entre les Etats-Unis, leurs alliés, et la Chine.
Si l’on regarde les cartes, rarement les entrelacs diplomatiques n’ont été si nombreux. Erdogan était en Arabie saoudite, qui reprend langue avec les Iraniens. Il était aussi au Sénégal, et joue l’intermédiaire entre les Russes et l’Ukraine. En fait, la Livre se dérobe, son assise aussi. Et le Moyen-Orient repasse toutes ses alliances. La Syrie veut revenir dans la Ligue arabe et discute avec les tenants des accords d’Abraham, qui vont jusqu’au Maroc. Loin de l’Ukraine, et des Russes ?
Les choix de l’Inde sont plus importants pour l’avenir du monde que ceux de la Russie.
L’Afrique est un champ de bataille (70% des casques bleus de l’ONU sont en Afrique) dans lequel des Etats en vente à la découpe laissent nombre de territoires hors contrôle.
Narenda Modi était au Danemark, à Berlin, à Paris, pour parler armes, investissements, nouvelles technologies. L’Inde est le poids majeur de la guerre froide en gestation : demain le pays le plus peuplé du monde, une économie en croissance régulière, et en déséquilibre profond, un système démocratique cadencé par les violences et les haines religieuses, les choix de l’Inde sont plus importants pour l’avenir du monde que ceux de la Russie. France et Allemagne ont tous deux un partenariat stratégique avec l’Inde. (Partenaire ancien de la Russie, l’Inde ne l’a pas condamnée et lui achète du pétrole ; mais change de fournisseur pour son armement: la Russie a perdu 25% du marché de l’armement indien, au profit de la France). L’inde propose de remplacer l’Ukraine sur le marché du blé.
Des contenus fabriqués par des robots et de l’intelligence artificielle. D’un coté la complexité, de l’autre la pensée factice.
Le « rêve chinois », système policier, n’étant pas un modèle pour la plupart des peuples, seulement pour les autocrates, la guerre froide devrait être moins idéologique que technologique. Or le creuset de la révolution économique mondiale est justement la technologie de l’information. La maitrise des canaux détermine des contenus, demain fabriqués, moulinés, retraités, produits par des robots et de l’intelligence artificielle. D’un coté la complexité, de l’autre la pensée factice.
Face à la complexité du monde, les réactions sont de plus en plus simpliste, comme un like sur un tweet. Par une erreur de lecture, les bourses ont perdu 8% – des milliards de dollars- en trois minutes, avant de les retrouver, correction faite. Un missile aurait-il le temps de revenir ?
Au moment où le monde a besoin de recul, d’intelligence, de tolérance, voici mis en place tous les éléments informatifs, techniques et politiques de réactivité automatique, alimentant le tribalisme identitaire, qu’il soit idéologique ou nationaliste. Stupidité structurelle. Lignes de faille, défis de taille.
Penser le monde autrement qu’en seuls termes de puissance, de domination, de rapports de forces, grâce à ses nombreux défauts, seule l’Europe en est capable, au delà des Etats et des raisons d’Etat, parce qu’elle a déjà perdu tout rêve d’empire. C’est tout l’enjeu, civilisationnel, humaniste, des années à venir. Et c’est pourquoi, sur ce terrain là, ni en Ukraine, ni ailleurs, il ne faut rien céder.
Laurent Dominati
a. Ambassadeur de France
a. Député de Paris
Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press
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