Les enfants Daesch de la République Française

Des dizaines de françaises, anciennes épouses de djihadistes français ou non, et leurs enfants français nés de parents partis faire le djihad sont encore dans des camps en Syrie. Leurs familles, en métropole, se battent pour un rapatriement de tous les enfants, face à un gouvernement peu pressé de les accueillir.

Au mois de décembre dernier, les paroles d’Aïcha* peinaient à se frayer un chemin à travers sa gorge serrée par l’angoisse. Sa fille, Léna, qui avait rejoint Daech en 2014, se trouvait dans l’est de la Syrie, dans le réduit du califat bombardé jour et nuit par la coalition internationale. Dans un message envoyé par Internet, Léna avait commencé à préparer sa mère au pire : « Il vaut mieux que tu penses que nous ne reviendrons pas, je ne sais pas si on va en réchapper. » Puis plus rien. Un long silence. Terrifiant. Deux mois plus tard, la vie irrigue à nouveau la voix d’Aïcha. Elle vient d’apprendre que Léna et ses enfants, de 4 et 2 ans, étaient sains et saufs. Début février, la jeune femme a fui Baghouz, le dernier village tenu par les djihadistes. Pendant des heures, elle a marché dans le désert avec Sofia et Mehdi, claquettes aux pieds. Après une nuit glaciale dans des couvertures mouillées, l’équipée a été arrêtée par les forces kurdes et transférée dans un camp. « Ils sont sortis de l’enfer, je n’arrive pas à réaliser », résume Aïcha. Sur son téléphone, ses yeux de grand-mère attendrie couvent la photo d’une fillette aux boucles rebelles et d’un garçon à l’air taquin. Ils sont nés en Syrie. Elle ne les a jamais vus. Le soulagement de les savoir à l’abri est venu s’ajouter à l’immense espoir de les accueillir en France. Mais il y a trois semaines, le président de la République a finalement déclaré que « contrairement » à ce qu’il avait « pu lire ou entendre, il n’y [avait] pas de programme de retour des djihadistes ». Et à l’heure actuelle, selon nos informations, il n’y a plus non plus de programme spécifique pour accueillir leurs enfants, même très petits, sur le territoire français. Les proches pourraient tout au plus espérer un traitement au cas par cas. Pourtant, fin janvier, le gouvernement avait annoncé que des combattants de Daech et leurs familles détenus dans les zones syriennes administrées par les Kurdes allaient être rapatriés en France. Officiellement, ce revirement des autorités françaises faisait suite à la décision inattendue du président Donald Trump de retirer ses troupes du terrain irako-syrien au printemps. La fin de la présence américaine faisant craindre une dispersion dans la nature d’individus potentiellement dangereux. En fait, le site d’actualité Mediapart a révélé que les ministères concernés planchaient dans le plus grand secret depuis l’automne sur un scénario de retour. Les administrations en charge de l’enfance étaient mobilisées. Le chiffre de 80 à 90 enfants, dont des orphelins, a été évoqué. Comme l’a précisé la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, les trois quarts « ont moins de 7 ans ».

Gérard sait bien que son fils, Florent, et son épouse ne sont pas près de retrouver la liberté. Le jeune homme faisait partie de l’équipe de propagande de Daech. Il trouve normal qu’ils répondent de leurs actes devant la justice. Ce grand-père, qui vit dans un petit village du Sud-Ouest, se concentre sur le sort de ses petits-enfants de 6, 5, 4 et 2 ans : « Eux ne sont responsables de rien, ils sont innocents. » Ils se trouvent actuellement dans le camp kurde d’Al-Hol. Extrêmement affaiblis par des semaines de repas à base d’herbe bouillie dans la dernière poche de l’État islamique (EI), ils ont dû être pris en charge médicalement à leur arrivée, il y a un mois.

Ces dernières années, la grande majorité des petits « revenants » est entrée en France avec un parent qui a agi par ses propres moyens. À leur arrivée, ces enfants suivent un parcours désormais standardisé. Leur mère ou leur père sont incarcérés dès leur arrivée sur le territoire national. Après un diagnostic de santé complet, les petits sont placés dans un foyer de l’Aide sociale à l’enfance ou dans une famille. Dans un second temps, si les conditions le permettent, leurs grands-parents ou des oncles et tantes peuvent les accueillir. Gérard a déjà tout planifié pour les siens. Balades en forêt, plage, montagne, psychologue… « Ils n’ont jamais vu de décapitation ou de mort, leur mère les en a toujours protégés, mais ils sont traumatisés par les bombardements. La plus grande répète qu’elle veut aller chez son papy et sa mamie », explique-t-il.

Deux Français sur trois, s’opposent au retour de ces enfants. Ils concentrent, bien malgré eux, les peurs et les colères suscitées par les crimes des djihadistes.

Chaque soir, après son travail, Julia s’abîme les yeux devant les vidéos de djihadistes et de civils qui sortent du dernier réduit de l’EI. Elle scrute le moindre indice qui lui permettrait de reconnaître sa  sœur Sarah et Melissa, sa nièce de 10 ans. « Évidemment, avec la burqa, ce n’est pas évident », rigole-t-elle. Mais la jeune femme a le cœur lourd : « À l’heure où je vous parle, sont-elles encore en vie ? » Les polémiques en France sur le sort des enfants la mettent en colère. « Arrêtons de jouer avec les peurs, tempête-t-elle. À en croire certains, les mères ont à peine accouché qu’elles mettent une kalachnikov dans les mains de leur bébé. » Deux Français sur trois, selon un sondage Odoxa-Dentsu Consulting, s’opposent au retour de ces enfants. Partis de France avec leurs parents ou nés sur place, ils concentrent, bien malgré eux, les peurs et les colères suscitées par les crimes des djihadistes. Les vidéos de propagande d’enfants soldats, les « lionceaux du califat », entraînés au combat ou commettant des exactions pour certains, ont également marqué les esprits.

En janvier 2015, dix jours après l’attaque contre le journal « Charlie Hebdo », Sofiane, 17 ans, a laissé un mot d’adieu à sa famille. Au lieu de partir au lycée, il a fermé la porte de l’appartement pour rejoindre le « Shaam cette terre bénie par Allah » ainsi qu’il l’expliquait dans une orthographe chaotique : « J’ai rejoins l’État islamique, un état qui ne juge que par la charia, qui suit la voix des salafs […] ne croyer pas qu’on m’a lavé le cerveau, j’ai appris ma religion, j’ai vue les hadith pour le Shaam, je suis grand, j’ai réfléchi longtemps et le mieux pour moi est de faire la hijra. » Il aurait été fait prisonnier il y a un an, par une des parties belligérantes du côté de Deir ez-Zor, dans l’est de la Syrie. C’est là que Carmela Derrou, sa mère, a perdu sa trace. Dans dix jours, elle a rendez-vous à la Croix-Rouge. L’organisation humanitaire tente, dans la zone irako-syrienne, de repérer les personnes portées disparues. Livret de famille, photos… Elle doit apporter tout document qui pourrait aider à son identification. Pour la femme de Sofiane, partie alors qu’elle n’avait que 15 ans, et sa petite-fille née à Mossoul, ce n’est plus la peine. Carmela vient d’apprendre qu’elles avaient trouvé la mort dans un bombardement de la coalition le 5 décembre : « J’avais peur qu’elles souffrent, je me dis qu’elles n’en ont pas eu le temps. » De toute façon, elle ne s’attendait pas à un miracle : « Beaucoup d’enfants risquent de mourir de faim, de froid ou de maladie. Si la France se décide enfin à les rapatrier, il n’en restera plus beaucoup. » Le collectif Familles unies, qui rassemble des proches de djihadistes, remue ciel et terre pour sensibiliser les pouvoirs publics sur les conditions sanitaires catastrophiques dans lesquelles survivent ces tout-petits dans les camps. « Nous sommes les premiers concernés et n’avons aucune information, s’indigne la porte-parole du mouvement, Véronique Roy. Nous sommes traités comme la peste. » Le collectif a sollicité des audiences auprès des ministres et du président de la République. « Nous n’avons essuyé que des refus. Quel est le but ? Qu’ils meurent tous ? » s’insurge cette mère, dont le fils est mort en Irak en 2016 dans une opération kamikaze.

« Ces enfants sont français, ils n’ont pas demandé à naître dans le califat. Ce sont des victimes. Leur place est en France. »

Deux grands-mères tentent de « récupérer la chair de leur chair », une petite fille de 4 ans et un garçonnet de 2 ans et demi, orphelins de père et de mère. Le Comité international de la Croix-Rouge les a localisés dans le camp de Roj en zone kurde il y a plus d’un an et a certifié leur identité. Pour Samia Maktouf, l’avocate des familles, la situation de ces petits Français est limpide. « Obligation incombe à un État d’aller chercher ses ressortissants, d’autant plus s’il s’agit de mineurs. En ne le faisant pas, la France porte une atteinte grave à leurs libertés fondamentales. » Selon la Convention relative aux droits de l’enfant, ratifiée par la France en 1990, « les États parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être […] et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées ». En février 2018, le Quai d’Orsay avait assuré aux deux familles une exfiltration rapide, assure l’avocate. Mais le permis de libre circulation, indispensable en l’absence d’état civil et qui lance le processus, n’a toujours pas été délivré. Elle a donc déposé un référé, en janvier. Le tribunal administratif de Paris l’a rejeté, au motif que la demande ne présentait pas un caractère d’urgence. « Leur dégradation physique se voit à l’œil nu sur les photos. C’est triste à dire, mais ils sont en moins bonne santé que lorsqu’ils étaient dans l’État islamique, décrit-elle. Ils sont français, ils n’ont pas demandé à naître dans le califat. Ce sont des victimes. Leur place est en France. Ces deux enfants sont récupérables, nous pouvons les imprégner des valeurs de la République. » Un espoir que ne partagent pas tous les experts. Ayant peu de recul, les psychologues eux-mêmes peinent à se prononcer sur l’évolution de ces petits. Une chose est certaine, plus le temps passe, plus les séquelles seront importantes. Sans parler des risques inhérents à la vie des camps. S’il leur arrivait malheur, « l’État serait fautif », estime Me Maktouf. Pour tenter d’obtenir leur exfiltration, elle s’apprête donc à déposer un recours contre l’État devant le tribunal administratif pour « non-assistance ».

La volte-face de l’État sur le rapatriement généralisé des enfants, tel qu’il avait été annoncé en début d’année, a plongé les familles dans un désarroi immense. « Sur quel terrain débat-on ? Sur celui du droit ou de la politique ? Notre pays passe son temps à faire la leçon au monde entier, mais il n’est pas capable d’appliquer ses propres principes. Non seulement la France perd sa crédibilité mais elle fait le jeu des terroristes », se désespère Amine Elbahi. Cet étudiant en droit vient juste d’apprendre que sa soeur était sortie vivante avec ses deux enfants de Baghouz, pris sous un déluge de feu de la coalition internationale. La jeune femme avait rallié l’État islamique en 2014. En novembre, à Lyon, elle a été condamnée par contumace à trente ans de prison, dans le procès de la filière djihadiste Bekhaled. Depuis des mois, Lydia cherchait à fuir, raconte son frère. « Ça va être un bras de fer mais je me battrai jusqu’au bout pour que les enfants soient rapatriés. » Ce Roubaisien fait partie d’un ensemble de familles au nom desquelles les avocats William Bourdon, Martin Pradel et Marie Dosé ont porté plainte contre la France devant le Comité des droits de l’enfant de l’Onu, fin février. Ils attaquent l’État pour « inaction » concernant les enfants français dans les camps sous contrôle kurde en Syrie. L’assaut final contre Baghouz, dernier lambeau du califat, a provoqué des milliers d’arrivées dans les camps ces derniers jours. Rendant la situation sanitaire de plus en plus précaire.

Chez Gérard, la vie s’était arrêtée en 2014 avec le départ de son fils. Avec l’espoir d’un rapatriement, elle s’était remise à battre doucement. Comme toutes les grands-mères, son épouse s’est mise à acheter des vêtements pour ses petits-enfants. Ils ont besoin de tout, « n’ont même pas de chaussures ». Des poupées de chiffon et des petites voitures en bois patientent dans des tiroirs. À la retraite, Gérard est prêt à replonger dans les couches, les purées de légumes, les cartables et les devoirs : « Je n’attends que ça. » Ses deux derniers fils s’apprêtent à quitter le nid familial, cela tombe à pic. Deux chambres se libèrent. Il tremble désormais qu’elles ne restent vides.

* Lorsque le prénom n’est pas suivi du nom de famille, il a été modifié.

Combien sont-ils ?

Officiellement, 84 enfants français sont revenus des territoires tenus par l’État islamique depuis 2014. Combien se trouvent encore sur place ? L’évaluation n’est pas aisée. Il y a un an, selon les données de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), 700 adultes étaient présents dans la zone syro-irakienne. De 500 à 600 enfants de djihadistes français étaient recensés. Mais ces estimations doivent être revues à la baisse. Beaucoup sont certainement morts, les bombardements de l’opération Roundup, lancée en mai dernier par la coalition internationale dans l’est de la Syrie pour venir à bout des dernières positions de Daech, ont causé des pertes très élevées parmi les civils. D’autres, pris en charge par des familles syriennes ou d’une autre nationalité, ne sont pas identifiés et ne le seront peut-être jamais. Plusieurs dizaines d’enfants sont actuellement retenus, parfois depuis des mois, dans les camps sous administration kurde dans le nord et l’est de la Syrie.

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