Alors que se tient le salon de l’aéronautique Paris Air Show, la question climatique est passée sous silence. Bertrand Piccard estime que les compagnies aériennes devraient devenir actrices du changement en compensant systématiquement leurs émissions, plutôt que de risquer d’en être les victimes.
Bertrand Piccard psychiatre et aéronaute suisse. Il a fait le tour du monde en avion solaire pour démontrer qu’un transport sobre en carbone était envisageable, et travaille sur la question du changement climatique au sein de la fondation qu’il préside, Solar Impulse Foundation.
Il y a deux façons de répondre à l’adversité : tenter de s’y opposer le plus longtemps possible ou l’embrasser pour se l’approprier et la contrôler.
S’y opposer, comme Kodak face à l’avènement de la photographie digitale, jusqu’à disparaitre dans une faillite colossale ; comme les banques suisses dans les années 1990 qui ont envoyé balader le Congrès juif mondial lors de la crise des fonds en déshérence avant d’être condamnées à payer des milliards de dollars de pénalités ; comme les constructeurs automobiles qui ont snobé la voiture électrique, mais qui courent maintenant derrière le succès de Tesla sans parvenir à rattraper leur retard. Ils ont tous résisté sans comprendre que cela allait causer leur perte.
Taxer le kerosène, un incontournable
L’autre attitude consiste à diriger le changement comme un maître stratège qui a toujours un coup d’avance sur la vie et la fait ainsi évoluer dans une direction qui lui est plus favorable. Si les compagnies aériennes l’avaient compris, c’est elles qui spontanément introduiraient la compensation carbone sur chaque billet vendu. Pourquoi ? Parce que les grèves pour le climat et l’exemple de Greta Thunberg, en mobilisant la jeunesse, ont déclenché un phénomène nouveau : « la honte de prendre l’avion », le flygskam en suédois. Dans certaines régions l’impact sur le taux de remplissage des vols commence déjà à se faire sentir. Et cela ne peut aller qu’en augmentant, alors que de nombreuses figures politiques en Europe soutiennent désormais l’interdiction des liaisons aériennes nationales au profit du train. Certains pays, comme les Etats-Unis, le Brésil, le Japon, la Norvège, ou encore la Suisse ont déjà commencé à taxer le kérosène pour les vols intérieurs. Dans le cas de la France, c’était d’ailleurs une des revendications des « gilets jaunes » : comment oser taxer davantage le diesel des travailleurs au SMIC sans s’attaquer au privilège dont jouit l’aviation ?
On voit bien aujourd’hui qu’il n’y a pas besoin d’obtenir un consensus mondial pour agir. On peut déjà commencer à l’échelle nationale. Les avions seront bien obligés de ravitailler même dans les pays qui seront les seuls à taxer le kérosène, car cela serait encore beaucoup plus cher de transporter à l’aller le carburant du retour. Quant à l’argument pessimiste prétendant que les passagers se rendront à l’étranger pour prendre un vol moins cher, je n’y crois pas une seconde : le trajet pour s’y rendre coûtera plus cher que les quelques euros économisés.
Alors, résister le plus longtemps possible au risque de passer pour des pollueurs irresponsables et perdre des parts de marché face à d’autres moyens de transport, ou au contraire prendre le problème à bras le corps ? Par une simple décision administrative, l’industrie aéronautique pourrait très bien compenser intégralement ses émissions de CO2. L’offset du gaz carbonique consiste à financer la baisse des émissions dans un autre secteur où il est plus facile de le faire, comme l’assainissement de vieilles usines, le remplacement de centrales au charbon par des centrales au gaz, la reforestation ou l’installation de champs solaires et éoliens. Des organisations le permettent déjà pour des passagers qui, sans y être forcés, payent leur offset carbone, mais cela ne suffit évidemment pas. Il est urgent que les compagnies aériennes s’y mettent elles-mêmes à grande échelle.
La compensation, un coût modeste
Combien cela leur coûterait-il ? De 4 euros par passager de classe économique sur un vol européen à 200 euros par passager en classe affaire sur un vol transocéanique. Les marges étant faibles, les compagnies devront répercuter une partie de ces montants sur le prix des billets, ce qui passerait totalement inaperçu puisque les politiques tarifaires font varier les prix du simple au quintuple suivant le moment et le lieu où l’on achète son billet. Quand deux passagers du même vol ont payé leur billet, l’un 25 euros et l’autre 250 euros, qui va remarquer qu’il y a quelque part 4 euros d’offset carbone ?
Ce faisant, les compagnies aériennes seraient perçues comme responsables, et, encore plus que cela, elles déculpabiliseraient leurs clients. De quel meilleur marketing pourraient-elles rêver ? Le secteur de l’aviation ne serait plus considéré comme un coupable mais deviendrait acteur dans la lutte contre le changement climatique, dans laquelle chacun doit prendre sa part de responsabilité.
Bien entendu, ce mécanisme doit aller de pair avec une réduction des émissions du secteur aérien. Il est nécessaire d’innover constamment dans des matériaux plus légers, des moteurs plus performants voire hybrides, des biocarburants, ou encore dans l’amélioration des plans de vol afin de minimiser la consommation de chaque trajet. Je sais bien qu’il serait impossible de voler sans émettre le moindre gramme de CO2, à l’instar de Solar Impulse. Sur ce point, l’industrie a déjà fait beaucoup puisqu’aujourd’hui, un vol produit moitié moins de CO2 que le même vol trente ans plus tôt. Mais nous devons aller encore plus loin : pour toutes les émissions restantes, la compensation carbone permettrait aux compagnies aériennes de neutraliser entièrement leur impact sur la planète.
Des objectifs de réduction d’émission irresponsables
L’OACI, l’Organisation Internationale de l’Aviation Civile, rétorquera qu’elle a pris les devants dès 2017 avec le système CORSIA. De quoi s’agit-il ? D’un engagement à plafonner les émissions du secteur aérien au niveau de 2020 et de ne compenser que ce qui dépassera ce niveau. Oui, vous avez bien lu. Alors que tous les pays essayent de baisser leurs émissions en dessous du niveau de 1990, l’aviation, elle, a pris une date future comme référence, en se permettant d’augmenter encore ses émissions d’ici là, et de s’y maintenir. Quelle supercherie déguisée en prise de responsabilité…
Je prends beaucoup l’avion et j’aime ce mode de transport. Je compense volontairement les émissions carbone de mes vols, mais cette pratique encore marginale doit désormais être généralisée par les compagnies aériennes. Si l’industrie aéronautique continue à se défiler, à essayer de passer entre les gouttes, elle n’échappera pas à l’orage. La « honte de l’avion » va lui coûter de plus en plus cher, les changements réglementaires ne l’épargneront pas et les gouvernements lui imposeront les taxes qu’elle aura refusé de mettre elle-même en place. Elle aura perdu du temps, de l’argent et du capital sympathie. Et nous, nous aurons gagné quelques mégatonnes de CO2 en plus dans l’atmosphère…
Un article publié sur le site de notre partenaire
Laisser un commentaire