La guerre en Ukraine, la transition énergétique, le vieillissement de la population, contraignent les États européens à accroître les dépenses publiques et, par voie de conséquence, leur endettement. Cet accroissement est peu compatible avec le maintien de politiques budgétaires et monétaires orthodoxes. Face aux défis à relever, l’Europe n’est-elle pas en train d’entrer dans une économie de guerre se traduisant par une inflation plus élevée, une augmentation des prélèvements obligatoires, une taxation des épargnants (répression financière) et un retour du protectionnisme ?
Les gouvernements européens et la Banque Centrale Européenne semblent hésiter sur la voie à prendre. La guerre en Ukraine en augmentant les factures énergétiques a conduit les États à multiplier les mesures de soutien en faveur des entreprises et des ménages. Ce soutien atteint en France plus de 40 milliards d’euros et près de 200 milliards d’euros en Allemagne. La transition énergétique suppose des investissements d’une ampleur importante, plus de 4 points de PIB en cumulant les investissements dans la production et le stockage d’énergies renouvelables, la décarbonation de l’industrie et du transport, la rénovation thermique des bâtiments et logements. À cela s’ajoute une augmentation des dépenses publiques en lien avec le vieillissement (retraite, santé, dépendance, etc.).
Concomitance de dépenses
Cette concomitance de dépenses pourrait obliger les États européens à sortir du cadre des politiques économiques classiques. La résurgence de l’inflation conduit logiquement les banques centrales à resserrer durement leur politique monétaire. Or, une augmentation de taux directeurs pourrait mettre en danger la solvabilité des États et freiner la transition énergétique. Le retour de taux d’intérêt plus élevés s’accompagne d’un retour d’une contrainte budgétaire, impliquant la nécessité de faire disparaître les déficits budgétaires primaires (hors intérêts sur la dette). Cela supposerait également une réduction des dépenses d’interventions (soutien aux ménages et aux entreprises).
Les gouvernements, y compris celui de l’Allemagne, semblent au contraire enclins à soutenir financièrement leur population, à accroître leur effort de défense, à augmenter les dépenses en matière de santé et à réaliser des investissements en faveur de la transition énergétique.
Des taux d’intérêt réels faibles, une condition sine qua non
Le gouvernement français a ainsi décidé de lancer un programme de construction de centrales nucléaires, de moderniser sa défense tout en maintenant un volant de sécurité pour la population face à l’augmentation des prix.
Pour financer le surcroît de dépenses publiques, le maintien de taux d’intérêt réels faibles est une condition sine qua non. Faute de quoi la sanction des marchés sera inévitable. Ce maintien est d’autant plus nécessaire que la croissance potentielle tend à baisser en l’absence de gains de productivité et en raison de la stagnation de la population active. La conséquence serait une faible rémunération de l’épargne. Celle-ci aurait, surtout quand elle investit en produits de taux, à souffrir d’une inflation qui restera plus élevée que durant les années 2000/2020.
Les agents économiques pourraient-ils dans ces conditions réduire leur effort d’épargne ? L’exemple japonais semble prouver l’inverse. Ce pays confronté à une forte progression de l’endettement public sur fond de vieillissement accéléré de sa population enregistre un fort taux d’épargne qui sert à financer un imposant déficit public. Ce dernier est par ailleurs rendu supportable par la pérennisation depuis vingt ans de taux d’intérêt bas.
Pas de marges pour augmenter les prélèvements
En économie de guerre, les gouvernements ont également tendance à recourir à l’arme fiscale. L’augmentation des prélèvements pourrait s’imposer pour financer notamment la transition énergétique et pour faire face aux dépenses de santé ou de dépendance. Dans un certain nombre de pays, les marges de manœuvre sont faibles. C’est le cas en particulier de la France où le taux de prélèvements obligatoires est de 45 % du PIB. L’augmentation pourrait concerner en premier les épargnants et les détenteurs de patrimoine immobilier (à travers la hausse des taxes foncières par exemple).
La tentation du protectionnisme
L’autre tentation de l’économie de guerre, tentation pernicieuse, est l’usage du protectionnisme. Des voix se font entendre pour relocaliser certaines productions et pour interdire ou taxer des importations en provenance de pays ne respectant pas certaines normes environnementales. Par ailleurs, la guerre en Ukraine a conduit à imposer un blocus vis-à-vis de la Russie. Une telle exclusion du commerce international d’un État membre du G20 et acteur majeur sur les marchés de l’énergie, des matières premières et des produits agricoles n’avait pas été organisée depuis la Seconde Guerre mondiale. Les embargos concernant Cuba, la Corée du Nord, l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid ou l’Iran étaient ou sont d’une moindre ampleur.
Les mesures protectionnistes sont inflationnistes et pèsent sur la croissance. Elles amènent les États à intervenir dans le fonctionnement de l’économie (nationalisations de certaines entreprises, soutien dans le développement de productions nationales, taxation des importations, etc.).
Une coordination européenne indispensable pour éviter l’anarchie financière
L’économie de guerre est une source d’inflation et n’est guère souhaitable sur une longue durée. Elle se traduit rarement par une allocation optimale des ressources. L’effacement des dettes des périodes de guerre s’effectue bien souvent par l’inflation. Ce fut le cas pour la France après la Seconde Guerre mondiale. La banqueroute est une voie également utilisée mais bien plus dangereuse encore. Elle aboutit à annuler tout ou partie des titres obligataires détenus directement ou indirectement par les épargnants. La dernière grande banqueroute française date de 1797 (banqueroute des deux tiers). Elle avait été provoquée par la multiplication des assignats, logiquement gagés sur la vente des biens du clergé et des aristocrates qui avaient émigré.
Compte tenu des investissements à réaliser et des dépenses sociales à financer à l’échelle mondiale, des tensions financières sont susceptibles de se produire de manière rapide comme l’a prouvé le précédent britannique en octobre dernier. Une coordination européenne et internationale semble indispensable pour éviter que la pratique de l’économie de guerre se transforme en anarchie financière généralisée.
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