Les Européens sont fiers de leur modèle social qui se caractérise par des politiques redistributives et une forte protection de l’emploi. Différant de celui des États-Unis, plus brutal et moins équitable, le modèle européen est néanmoins accusé de porter atteinte à la croissance et à l’innovation. La situation serait cependant moins manichéenne qu’il n’y paraît.
Les dépenses publiques de protection sociale en zone euro s’élevaient à 20 % du PIB, en 2023, et à 8 % aux États-Unis. En France, elles dépassaient 25 % du PIB. Les politiques de redistribution réduisent fortement les inégalités de revenus en zone euro. L’indice de Gini est de 0,3 après redistribution en zone euro et de 0,4 aux États-Unis. Avant redistribution, l’indice de Gini est quasi identique dans les deux grandes régions économiques.
La protection de l’emploi est également plus forte en Europe qu’aux États-Unis. Le taux de pauvreté aux États-Unis est neuf points au-dessus de celui de la zone euro (25 % contre 16 %), ce taux étant calculé par rapport au seuil de 60 % du revenu médian. Aux États-Unis, sur ces dix dernières années, le taux de pauvreté tend à augmenter, tandis qu’il demeure stable en zone euro. La faiblesse des politiques redistributives et de la protection de l’emploi aux États-Unis, par rapport à la zone euro, favoriserait la croissance et permettrait de peser sur le taux de chômage.
Les États-Unis disposent d’une capacité de financement des investissements risqués bien plus importante que l’Europe.
Le faible niveau des prélèvements obligatoires faciliterait le financement de l’innovation. Il était de 41 % du PIB en 2023 en zone euro, contre 25 % aux États-Unis. Les dépenses de Recherche & Développement s’élevaient à 3,8 % du PIB aux États-Unis en 2023, contre 2,2 % en zone euro. Ces dépenses sont en hausse constante depuis 2016 aux États-Unis, alors qu’elles sont orientées à la baisse en zone euro.
L’écart est également sensible en ce qui concerne les investissements dans les technologies de l’information et de la communication. Ceux-ci représentaient, outre-Atlantique, 1,1 % du PIB en 2023, contre 0,6 % en zone euro. L’économie américaine peut également compter sur d’importants fonds de pension pour le financement des entreprises, la retraite par capitalisation y jouant un rôle bien plus important qu’au sein de la zone euro. Les fonds de pension américains représentent 142 % du PIB aux États-Unis, contre 24 % du PIB dans la zone euro.
Les fonds levés par le capital-risque (venture capital) ont atteint 22 milliards d’euros en 2023 en Europe et 280 milliards de dollars aux États-Unis. La capitalisation boursière des États-Unis (S&P 1500) représente 165 % du PIB, contre 50 % pour celle de l’Europe (STOXX Europe 600). Les États-Unis disposent ainsi d’une capacité de financement des investissements risqués bien plus importante.
Le chiffre d’affaires de l’industrie centrée sur les nouvelles technologies a dépassé 1 900 milliards de dollars en 2023 aux États-Unis, contre 400 milliards de dollars en zone euro. Le poids des industries des nouvelles technologies aux États-Unis explique une part importante de l’écart de productivité avec la zone euro. De 2010 à 2024, la productivité par tête ne s’est accrue que de 6 % en zone euro, contre 21 % aux États-Unis. Elle tend à diminuer en zone euro depuis 2017, alors qu’elle continue de progresser outre-Atlantique.
Plusieurs économies nord-européennes se démarquent en combinant dynamisme et égalité.
Plusieurs économies nord-européennes se démarquent en combinant dynamisme et égalité. Les indices de Gini de la Suède et du Danemark figurent parmi les plus faibles de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques ), tout comme leur taux de pauvreté.
Or, ces deux pays sont présents dans des secteurs porteurs, avec des entreprises comme Assa Abloy, Electrolux, Ericsson, H&M, IKEA, Skanska, Spotify, Maersk, Novo Nordisk, Vestas ou Carlsberg. La productivité par tête du Danemark et de la Suède progresse plus vite que dans l’ensemble de la zone euro : +18 % de 2010 à 2024 au Danemark et +10 % en Suède, contre +5 % en zone euro.
Le dynamisme de la Suède et du Danemark est imputé à l’existence d’un système de retraite reposant en partie sur la capitalisation, permettant de drainer des capitaux en faveur des grandes entreprises. Le poids élevé des dépenses en recherche et développement y joue également un rôle non négligeable. Ces dépenses représentent, en 2024, 3,5 % du PIB en Suède et 3 % au Danemark, contre 2,2 % en zone euro.
Le modèle social de l’Europe du Nord apparaît vertueux.
La réglementation du marché du travail de ces deux pays a pour objectif non pas la protection de l’emploi, mais celle des salariés. Les entreprises peuvent licencier facilement. Les demandeurs d’emploi subissent des contraintes fortes les incitant à revenir rapidement sur le marché du travail, mais les indemnités de chômage sont élevées (90 % du salaire antérieur). Les demandeurs d’emploi ont accès à un vaste système de formation, ce qui conduit à un chômage de longue durée faible, surtout au Danemark. Au Danemark, en 2024, 12 % des demandeurs d’emploi sont au chômage depuis plus d’un an, contre 20 % en Suède et plus de 30 % en France. Le taux d’emploi est de 77 % au Danemark et en Suède, contre 69 % en France. Le passage d’une protection forte de l’emploi à une protection forte des salariés améliore les compétences des travailleurs et accélère la rotation sur le marché du travail, ce qui permet aux salariés de passer plus facilement d’emplois peu qualifiés à des emplois plus qualifiés.
Le poids des dépenses publiques en Suède et au Danemark est élevé mais reste néanmoins inférieur à celui de la France : respectivement 50 %, 46 % et 56 % du PIB en 2024.
Dans ces conditions, le modèle social de l’Europe du Nord apparaît vertueux. Souvent critiqué pour son coût et son impact sur la compétitivité, le modèle social européen n’est pas condamné à l’immobilisme. L’exemple des pays nordiques prouve qu’il est possible de conjuguer protection sociale, innovation et dynamisme économique. La flexisécurité danoise, l’investissement massif dans la recherche en Suède et l’importance de la capitalisation dans les retraites sont autant de pistes à explorer pour d’autres États membres de la zone euro, et en particulier la France.
À l’inverse, le modèle américain, plus libéral et propice à la croissance, s’accompagne d’inégalités accrues et d’une précarité plus marquée. Si les États-Unis bénéficient d’un écosystème performant pour financer l’innovation et l’entrepreneuriat, c’est aussi grâce à une fiscalité plus légère et à une régulation plus souple, soit autant d’éléments difficilement transposables en Europe sans une remise en cause profonde des fondements du contrat social. Entre ces deux extrêmes, le défi pour l’Europe est donc de trouver un équilibre entre inclusion et compétitivité. Un modèle social plus agile, favorisant la formation et l’adaptation des travailleurs plutôt que la protection statique de l’emploi, pourrait être une voie d’avenir. De même, un meilleur fléchage de l’épargne vers l’investissement productif et l’innovation pourrait renforcer la compétitivité du continent. L’enjeu est de taille : sans adaptation, l’Europe risque de voir son retard s’accentuer face aux États-Unis et aux puissances émergentes.
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