Le libre-échange, combattu par les puissants au nom des faibles

Le libre-échange, combattu par les puissants au nom des faibles

L’Assemblée nationale française a voté une résolution fixant des conditions à un accord de libre-échange avec le Mercosur, alors même qu’Ursula von der Leyen était en Amérique latine pour relancer les discussions. Seule LFI a refusé de voter la résolution, parce qu’elle ne condamnait pas explicitement le libre-échange. Tout le monde est d’accord pour critiquer cette maudite mondialisation, ce libre-échangisme immoral, qui rase les forêts, exploite les enfants, asservit les femmes, appauvrit les classes moyennes, transforme les travailleurs en chômeurs, au bénéfice de quelques milliardaires dont la vulgarité ne le dispute qu’à l’insolence. Voilà le tableau, la doxa, l’antienne diffusée dans tous les partis, dans tous les médias, du paysan au bourgeois, de l’identitaire à l’insoumis. 

« Chasse l’opinion et tu seras sauvé » (Marc Aurèle) : la théorie (depuis Ricardo) comme l’expérience montre que le libre-échange profite aux faibles plutôt qu’aux riches.

La liberté des échanges a permis la croissance des pays « riches », et surtout des plus pauvres.

Lula, pas vraiment un ultra libéral, s’est lamenté des réticences françaises. La fermeture des marchés entrave le développement de son pays, comme pour tous les pays. La liberté des échanges a permis la croissance économique des pays « riches », et surtout des plus pauvres. Du temps de Mao, qui fascinait tant d’intellectuels français, la famine faisait des millions de morts. L’ouverture de la Chine a fait des millions de nouveaux riches. A rebours, le protectionnisme a ruiné bien des pays : il revient à payer plus cher ce que l’on pourrait avoir moins cher, provoque une diminution des ressources, une mauvaise allocation de celles-ci, une baisse du pouvoir d’achat, une baisse de l’investissement, engage un cycle de pauvreté. 

Comme chacun le sait, on trouve d’autres prétextes pour être protectionniste sans le dire.

L’un est l’écologie, l’autre la souveraineté. Pourquoi le libre-échange a-t-il tant d’ennemis ? Inculture économique ? Amour des idéologies ? Intérêts multiples aussi : le libre-échange nuit aux positions bien installés, qui bénéficient de rentes indues, grâce aux réglementations, autorisations et taxations. Les taxes ne sont pas payées par les producteurs étrangers : elles sont payées par les consommateurs locaux, « protégés ».

Le libéralisme économique, en développant la concurrence, est surtout le parti des « consommateurs », plus que celui des « producteurs ». Toute entreprise aimerait vendre plus cher et rêve d’une position de monopole. Seules les restrictions de l’accès au marché lui garantissent une rente, un « superprofit », alors que la concurrence la gêne et l’oblige à baisser ses prix, à améliorer la qualité. Les producteurs sont naturellement protectionnistes. C’est vrai pour les agriculteurs, pour les industriels, les distributeurs. D’où le développement de ce slogan : la « souveraineté stratégique ». Elle fut brandie pour empêcher la vente à des Canadiens d’une enseigne de distribution. Amusante « souveraineté », au temps des ententes entre grandes centrales en France, au temps d’Amazon et de Google. La France est une économie dirigée, dirigiste, où règne la connivence.

Les politiques aussi sont naturellement protectionnistes : le pouvoir, c’est d’abord l’interdit, et donc la dérogation.

Les politiques aussi sont naturellement protectionnistes : le pouvoir, c’est d’abord l’interdit, et donc la dérogation. Ainsi la France a la législation la plus contraignante d’Europe contre les grandes surfaces, (depuis 1973) et le plus grand nombre de grandes surfaces : chaque dérogation est un bien précieux (souvent monnayé…). Pour les politiques, plastronner sur le « Made in France » est toujours bien vu. Avec efficacité : la France a un déficit commercial record, exceptionnel en Europe (comme quoi ce n’est pas la faute de l’Euro), une position extérieure négative. L’Espagne, l’Italie, le Portugal font mieux.

Le Président de la République a annoncé que la fabrication de 25 à 50 médicaments allait être rapatriée en France. Tous d’applaudir. Même s’il manquera toujours des composants fabriqués à l’étranger. Personne n’a remarqué que l’investisseur est le groupe GSK, britannique. Personne n’a noté que la France était il y a dix ans la première productrice de médicaments en Europe, qu’elle a dégringolé à la septième place. A force d’être la championne des prélèvements obligatoires, des dépenses publiques, de l’endettement public (qui oriente l’épargne pour financer l’Etat et les aides sociales au détriment de l’investissement), les usines sont parties.

En Suisse, le smic est à 4400 euros. Qui défend les travailleurs défend la Suisse !

Pas seulement les usines, bien d’autres talents, bien d’autres travailleurs : la France est pourvoyeuse d’emplois en Belgique, aux Pays-Bas, en Suisse, Allemagne, où les salaires sont plus élevés. En Suisse, le smic est à 4400 euros. Qui défend les travailleurs défend la Suisse ! La politique anti industrielle de la France est le résultat de la taxation et de la complexité administrative.

Selon Légifrance, en vingt ans, le Code du commerce est passé de 1917 articles de loi en 2002 à 6991 en 2022. Consommation : de 632 à 1969. Action sociale : de 590 à 3571. Environnement : de 1000 à 6500. Habitat : 2336 à 3818. Impôts : de 1938 à 2412. Travail : de 4981 à 10801. Santé : de 4900 à 12.380. Vous vous sentez mieux ? « Protégé » ? Attention : nul citoyen n’est censé ignorer la loi. Il y a de grandes chances que vous soyez un contrevenant qui s’ignore. 

L’autre antienne contre le libre-échange est le prétexte écologique. Curieux, quand le défi écologique est mondial. Les super containers ne sont pas beaux comme des camions, mais ont des performances énergétiques de transports inégalées par rapport aux camions de livraison. C’est le dernier kilomètre qui pollue le plus.

Introduire des clauses sociales et écologiques dans les traités revient à un protectionnisme qui favorise l’agriculture industrielle

En refusant le Mercosur, demande-t-on aux habitants de Manaus (capitale de l’Amazonie, 1.5 millions d’habitants) leur avis sur la forêt ? Le Brésil exige-t-il une action de la France sur la Méditerranée, mer la plus polluée du monde ? Est-on sûr qu’introduire des clauses sociales et écologiques dans les traités internationaux ne revient pas à un protectionnisme qui favorise l’agriculture industrielle subventionnée depuis des lustres au détriment du paysan argentin ou brésilien ? Le bœuf argentin est pourtant traité plus décemment que la vache laitière européenne. 

Ah, protéger « nos » agriculteurs ! Tellement que l’agriculture française a été dépassée par celle de l’Allemagne. Malgré les agriculteurs, l’UE a signé en 2017 un accord de libre-échange avec le Canada. Résultat : les exportations françaises ont augmenté de 37%, dont 25% pour le vin, 100% pour le fromage. L’avantage du libre-échange n’est pas que la spécialisation économique, il est aussi juridique : reconnaissance mutuelle des marques et labels. Ainsi, un accord avec le Mercosur supprimerait le « cognac » brésilien, le « champagne » chilien, etc. 

L’UE vient de signer un accord de libre-échange avec le Kenya, négocie de nouveaux accords avec le Vietnam, Singapour, l’Inde, l’Australie, le Mexique, la Colombie, le Pérou, le Maroc, la Tunisie, et bien sûr l’Ukraine. Beaucoup disent que l’Europe a été naïve avec la Chine (elle a toujours le statut de pays en voie de développement, n’applique aucun accord de réciprocité) ou d’autres. Justement, le libre-échange suppose des règles, des accords.

Il n’y a de souveraineté, ou plutôt d’indépendance, que dans les alliances

On peut considérer certains secteurs effectivement stratégiques, notamment en matière de défense. Mais qui peut construire un porte-avions seul ? Sans les catapultes américaines, le Charles-de-Gaulle ne peut faire décoller un Rafale. Quel pays peut se passer de technologies ou de ressources externes ? Il n’y a de souveraineté, ou plutôt d’indépendance, que dans les alliances. Si l’on veut l’indépendance de la France, il faut renforcer ses alliances. Y compris commerciales.  

Ce n’est pas si simple. Le gouvernement américain vient d’expliquer que la mondialisation actuelle était « insoutenable pour les États-Unis ». Ils vont amplifier leur politique protectionniste, à coups de taxes, de subventions. Ils sont forts, ils veulent garder leur puissance.

L’interruption du commerce mondial, due à la Covid, a provoqué dans les pays les plus pauvres malnutrition et famine.  

L’interruption du commerce mondial, due à la Covid, a provoqué dans les pays les plus pauvres malnutrition et famine. Pour la première fois depuis cinquante ans, la faim a progressé. Le FMI, comme l’ONU, prévoit une diminution du commerce mondial, donc de la croissance, une augmentation des crises alimentaires et des déplacements forcés, des migrations.

Les pays pauvres, s’ils n’accèdent pas aux marchés des pays riches, sont condamnés. Les pays riches, s’ils n’acceptent pas cette concurrence, alloueront leurs ressources à des types de production anciens. Les grands groupes, proches des décideurs politiques, bénéficieront d’effets de rente. Le pouvoir d’achat des classes moyennes stagnera.

Si l’on veut aider l’Humanité, notamment la partie la plus pauvre, alors il faut laisser les travailleurs des pays pauvres travailler, avoir en retour accès aux technologies des pays les plus avancées. Si l’on veut augmenter le pouvoir d’achat dans les pays riches, alors il faut leur laisser acheter des produits moins chers venus d’ailleurs. Si l’on veut développer la recherche, alors il faut allouer les ressources aux innovations, et non subventionner les économies d’hier. Si l’on veut réussir dans la transition écologique, alors il faut investir et investir encore dans de nouvelles filières, ce qui requiert du capital, beaucoup de capitaux. 90.000 milliards dit-on ! Pas de révolution écologique sans création de richesse. L’investissement ne vient pas de taxes fussent-elles carbones, mais de la plus-value dégagée par les entreprises. 

Si l’on veut éviter la reconstitution de « blocs » géopolitiques, une guerre économique entre la Chine et les États-Unis, alors il faut passer des accords avec l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie, comme le fait la Chine. L’atout européen, c’est le commerce, et l’échange, y compris culturel.

L’unanimisme contre le libre-échange fragilise la France en Europe, et l’Europe dans le monde. Au nom de la défense de « pauvres agriculteurs », de la protection de l’Amazonie, on s’appauvrit et on appauvrit des peuples amis, qui se tourneront vers d’autres.

Qu’est-ce qui a mené à cet unanimisme ? La démagogie (chacun protégeant une partie de son électorat), l’idéologie, l’inculture économique, la facilité avec laquelle on rend « l’étranger » responsable de nos faiblesses. 

La France est devenue frileuse vis-à-vis du monde, alors qu’elle a tous les atouts pour rester forte et influente. C’est dans la tête qu’est le problème français. Il ne se guérira que par la tête. Une culture d’ouverture, une éducation au monde, une humilité intellectuelle, une écoute attentive des besoins des autres, plutôt que l’expression de radicalités anti-capitalistes péremptoires et de coups de menton nationalistes inopérants.

Laurent Dominati
Laurent Dominati

Laurent Dominati

a.Ambassadeur de France

a.Député de Paris

Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press

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