Alors que l’épidémie de Covid-19 ravive les craintes de pénuries graves de médicaments, les appels à relocaliser la fabrication des ingrédients pharmaceutiques se multiplient. Un article de notre partenaire European Data Journalism Network et traduit de l’anglais au français par Euractiv.
Il aura suffi d’un battement d’ailes de papillon dans un village en Asie ; ou de fièvre et d’une toux sèche chez un ouvrier le long d’une ligne d’assemblage dans la province du Zhejiang, en Chine de l’Est, pour compromettre la vaste logistique du commerce mondial, au risque de priver des millions d’Européens de smartphones, de tablettes et d’écrans plats ; de mocassins, de chaussettes et de peluches fourrées – et, plus préoccupant : de médicaments.
Accroc à « l’usine du monde », la sécurité de la chaîne d’approvisionnement du médicament vers l’Europe est en effet en danger.
Curieusement, ce ne sont pas les nouveaux médicaments, souvent plus coûteux et qu’on substitue aux « anciens », qui sont vulnérables (« ceux-là sont rarement en rupture de stock », note Jean-Pierre Vernant, hématologue à la Pitié-Salpêtrière à Paris), mais les génériques – les équivalents moins chers des produits de marque -, qui jouent pourtant un rôle crucial dans l’accès à des soins de qualité partout en Europe.
Les facteurs sont multiples, mais le choix fait par le Big Pharma européen, dans une course effrénée au profit ces trente dernières années, de renoncer à produire localement pour se fournir massivement en Chine en ingrédients pharmaceutiques actifs (IPA) – la partie du médicament qui produit ses effets thérapeutiques –, fut déterminant.
Aujourd’hui, des antibiotiques très utilisés comme l’amoxicillin, des antidouleurs comme l’aspirine et le paracétamol, les vaccins contre l’hépatite B, ou encore des anticancéreux vitaux comme le busultan et l’acide zolédronique, sont régulièrement touchés.
En France, 538 médicaments d’« intérêt thérapeutique majeur » ont connu une pénurie en 2017, selon l’agence nationale de sécurité du médicament. Douze fois plus qu’il y a dix ans.
Aux Pays-Bas, on rapporte 2 044 produits en pénurie ou sous tension au cours de la première moitié de l’année 2019 (contre 1390 l’année précédente), contraignant des patients à se priver de prescription, ou à se rabattre sur des produits moins efficaces.
Tout miser sur la Chine, c’est s’exposer périodiquement à des aléas qui nous échappent. Scandale de l’héparine en 2008 ; fermeture forcée de 150 sites de production pour mise aux normes environnementales entre 2016 et 2018 ; ou encore – dernière histoire d’horreur en date -, le cas du valsartan, composant de médicaments contre l’hypertension, et retrouvé contaminé à la nitrosamine en juillet 2018 (un produit cancérigène servant de carburant liquide à la propulsion des fusées), déclenchant un rappel mondial.
Dans ce contexte, le Covid-19 – dont l’épidémie vient perturber la production d’IPA en Chine de l’Est, causant des pénuries de matière première en Inde, qui s’est spécialisée à son tour dans l’exportation des formules finies –, n’est au fond que la dernière frayeur d’une longue litanie de désastres.
Reste que, pour le ministre de l’Économie, Bruno Lemaire, cet épisode « change (enfin) la donne ».
En réponse à la crise, il appelle désormais à repenser la mondialisation, qualifiant l’hyper- dépendance de l’Europe à la Chine d’ « irresponsable et de déraisonnable » – une déclaration iconoclaste, de la part d’un ancien défenseur acharné du dogme de la compétition libre et non faussée.
Puisque les demi-mesures n’y suffisent plus (renforcement des contrôles sur site par l’EMA ; diversification des sources d’approvisionnement – ce qui s’avère parfois impossible, certains ingrédients provenant d’une seule source chinoise certifiée), il serait donc grand temps de s’attaquer à la racine – un avis que partage Christoph Stoller, le président de Medicines for Europe, une association d’industriels du générique. Il est grand temps de rapatrier la production d’IPA essentiels vers l’Europe.
Paradoxalement, cette dynamique est déjà à l’œuvre depuis environ 2013, du moins partiellement. Échaudés par une certaine instabilité politique en Asie, et des scandales sanitaires à répétition, les grands labos se retournent peu à peu vers l’Europe, en quête de fournisseurs fiables et de qualité.
Mais cela concerne avant tout les IPA à haute puissance (HPAPIs), entre autres principes lucratifs, utilisés dans une nouvelle génération de médicaments efficaces à plus faible dose, et dont les principes actifs ne représentent qu’environ 10 % du coût de fabrication (contre 40 % pour les génériques), selon une étude du ministère français de l’Économie et des Finances.
À titre d’exemple, Sanofi vient d’annoncer un plan de montée en puissance de sa production d’IPA en Europe, à travers le regroupement, en une entité indépendante, de ses sites en Italie, en Allemagne, au Royaume-Uni, en France et en Hongrie, avec l’ambition de devenir le second acteur mondial du secteur d’ici à 2022, mais rien n’indique que les ingrédients à haut-volume et faible rentabilité, indispensables à la fabrication des génériques, seront de la partie.
À noter que l’Europe n’est pas seule à s’être ainsi enlisée. Aux États-Unis, 80 % des antibiotiques viennent de Chine, selon le département du commerce – soit 95 % de l’ibuprofen, 91 % de l’hydrocortisone et 45 % de la pénicilline. En dépit des menaces du président Trump de frapper de tarifs les importations chinoises, les produits médicaux restent jusqu’à présent épargnés, laissant les IPA hors du champ de la guerre commerciale entre les deux pays.
Quant à l’Inde, surnommée « la pharmacie du monde », en raison de sa position de leader dans les exportations de produits finis – et qui, de même que l’Europe, s’auto-suffisait en IPA avant de rejoindre l’OMC en 1995 –, elle dépend aujourd’hui à 70 % des ingrédients et intermédiaires chinois, selon le directoire général de l’intelligence commerciale et des statistiques. D’importants efforts, ces cinq dernières années, d’investissements publics et d’accords d’achat garanti par l’état, n’y auront rien changé.
C’est que, à coût du travail comparable, le différentiel du prix des IPA indiens subsiste face à la Chine, dont le grand atout, ici comme ailleurs, tient à sa démesure. Elle lui autorise des économies d’échelle inégalées.
Au cours des vingt dernières années, l’empire du Milieu s’est en effet constitué un formidable arsenal de production d’IPA. Tournant à 70 % de ses capacités (contre 30-40 % en Inde), elle permet à ses entreprises de pratiquer des prix 30 à 40 % inférieurs à la moyenne mondiale – ce, en dépit d’une augmentation des salaires et de la mise en œuvre de normes environnementales plus contraignantes.
Outre des climats variés, propices à la production d’une large gamme d’IPA (entre 1 500 et 2 000), les fabricants chinois bénéficient par ailleurs des largesses de l’Etat, ainsi que du soutien des banques publiques, sous forme de prêts à taux dérisoires.
Ainsi, Zhejiang Huahai Pharmaceutical (ZHP), leader incontournable des ingrédients de médicaments contre l’hypertension et Alzheimer, s’est vu octroyé $44,4 million de subventions en 2018, selon un rapport financier publié par la compagnie.
En 2019, la production chinoise, intermédiaires inclus, atteignait 9,5 millions de tonnes (2,5 tonnes d’IPA), dont 1,9 million écoulées en Europe. Ses exportations ont crû au rythme annuel de 3,8 % en moyenne ces dernières années, et s’élèvent aujourd’hui à environ 30 milliards de dollars.
Une dynamique appelée à se poursuivre : des médicaments brevetés d’une valeur estimée à 160 milliards d’euros sont en effet sur le point de passer dans le domaine public, entre 2020 et 2024.
Quant à l’Europe, telle semble être la question :
Comment, face au dumping salarial et social asiatique – handicapée par ailleurs, disent certains, par une structuration des prix du médicament faisant obstacle à une production rentable sur le continent -, relocaliser la fabrication d’IPA génériques, sans causer une hausse des prix, ou assécher les moyens affectés à la recherche et développement ?
Faux problème, rétorque le Roosevelt Institute, un groupe de réflexion étasunien basé à New York, pour qui c’est l’usage fait des profits au détriment des patients qui interpelle.
En ces temps de grande prospérité pour les labos pharmaceutiques, les montants colossaux engrangés sont en effet confisqués par les actionnaires et les dirigeants, au préjudice de l’investissement productif. Selon son étude, 7 des 10 principaux acteurs américains choisissent d’allouer plus de 100 % des profits à cet effet ; dont AbbVie (318 %), Eli Lilly (202 %), Merck (232 %) et Pfizer (182 %).
Quoi qu’il en soit, sans une approche de long terme au niveau Européen – ce que préconise l’EFCG, un lobby basé à Bruxelles représentant les fabricants européens d’IPA –, consistant à stimuler les investissements, émuler la R&D et accélérer l’homologation des principes essentiels, il est peu probable que l’Europe parvienne à recouvrer son indépendance.
Un travail de longue haleine. Il faut deux ans pour transférer un seul produit vers un site de production existant, selon les experts du secteur. Cela inclut la mise aux normes, la mise en œuvre des protocoles de stabilité, le passage à grande échelle etc., et cela nécessite une armée de techniciens. Cinq ans pour concevoir, bâtir et qualifier une usine en partant de rien.
Pour autant, la situation n’est pas désespérée.
Aux États-Unis, exaspérés par les pénuries et les prix exorbitants des médicaments, 900 hôpitaux se sont résolus à combiner leurs forces en 2018 pour lancer Civica RX, un fabricant de génériques à but non-lucratif.
Ses débuts sont encourageants. Après un premier lot de vancomycin hydrochloride, un antibiotique injectable, livré fin 2019, le fabricant vient de s’associer au Danois Xellia et à l’Anglais Hikima pour produire 14 autres médicaments essentiels.
Une initiative qui pourrait bien faire tache d’huile, y compris en Europe.
« On a clairement rendu pas mal d’acteurs nerveux dans le secteur », constate Martin Van Trieste, le patron de Civica.
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