L’assassinat du général Soleimani par un drone américain a mis les pays européens engagés sur le théâtre irakien en porte-à-faux. Paris, Berlin et Londres s’activent pour convaincre tous les acteurs à stopper l’escalade. Un article de notre partenaire Euractiv.
Le 3 janvier, un raid américain tuait l’émissaire de Téhéran pour les affaires irakiennes, le puissant général Qassem Soleimani, et un autre leader pro-iranien en Irak. Depuis, la tension ne redescend pas entre l’Iran et les États-Unis. Une situation délicate pour les alliés européens aux Américains, dont la France, le Royaume-Unis et l’Allemagne.
« Cette frappe a été une surprise pour nous tous », affirmait mardi 7 janvier un diplomate occidental en poste à Bagdad . Ajoutant : « C’est maintenant très compliqué de parler avec les Américains. Nous parlons beaucoup entre membres de l’Union européenne mais les Américains sont pris par leurs propres problèmes. »
Officiellement, aucune capitale européenne n’a formellement condamné la frappe américaine, mais personne ne l’a soutenue. La déclaration conjointe publiée ce week-end par Emmanuel Macron, Angela Merkel et Boris Johnson appelle à la « désescalade ». Les dirigeants européens veulent conjurer toute dynamique de représailles qui les exposeraient sur le terrain, mineraient définitivement les chances de tenir en vie l’accord sur le programme nucléaire iranien signé en 2015, et réduiraient à néant l’action conjointe menée depuis cinq ans en Irak pour contrer Daech et les réseaux terroristes. La plupart des diplomates refusent aujourd’hui de discuter publiquement des relations au sein de la coalition antijihadistes emmenée par Washington.
Départ des Américains ?
Les cafouillages de l’administration américaine rajoutent depuis lundi à la confusion et à l’absence de stratégie lisible de la part de Washington. L’annonce, rapidement démentie par le Pentagone, d’un départ imminent des troupes américaines du sol irakien a jeté la stupeur chez les alliés occidentaux. Après seize ans de présence en Irak, le départ des GI’s serait le meilleur cadeau possible pour les Iraniens, qui ont su exploiter, après le renversement de Saddam Hussein par intervention de l’administration Bush en 2003, toutes les faiblesses du dispositif américain.
Ce départ mettrait en outre en extrême difficulté les contingents européens présents sur place (mille soldats français, autant d’Italiens, 400 Britanniques, etc.) au sein de la coalition anti-Daech. Les Français en particulier ont un besoin urgent de maintenir une présence en Irak et une coopération avec le gouvernement de Bagdad, sur le dossier ultrasensible des djihadistes français de Daech. Le gouvernement allemand a annoncé ce mardi le retrait d’une partie de ses troupes stationnées en Irak (environ 120 soldats) pour des missions de formation et leur transfert en Jordanie et au Koweït.
On est « dans la m… »
Si le secrétaire d’État américain Mike Pompeo n’hésite pas à affirmer que « les Européens n’ont pas été aussi utiles » qu’il l’espérait, la pilule a du mal à passer au niveau diplomatique, ainsi que chez les militaires. Dans une dépêche de l’AFP publiée mardi 7 janvier, Maya Gebeily affirme que les militaires de la coalition antijihadistes emmenée par les Américains voient eux aussi s’élargir le fossé entre alliés. « On dirait qu’on a mis nos alliés occidentaux « dans la merde », lâche, amer, un responsable militaire américain en Irak.
Dans les couloirs des états-majors, les Américains rasent les murs, assure un autre responsable militaire américain à l’AFP. Les autres membres de la coalition « ne nous regardent plus dans les yeux ». Il ajoute : « Imaginez, vous appartenez à une équipe et un type tout seul décide de frapper dans son coin ! ». Quant aux Irakiens, ils sont en pleine « crise de confiance », assure un responsable des services de sécurité irakiens. En fait, assure-t-il, « les Irakiens et les Américains ont quasiment cessé de se parler ».
Les Britanniques entre Trump et l’Europe
Pour le nouveau gouvernement de Boris Johnson, la crise irano-américaine bouscule un peu le calendrier et oblige Londres à définir une position tenable sur le plan stratégique. Comme l’affirme le petit-fils de Winston Churchill, Sir Nicholas Soames, cité dans un commentaire de Rachel Sylvester paru mardi 7 janvier dans The Times : « Nous sommes en train de quitter l’Union Européenne et de tracer notre propre route dans le monde. Nous avons besoin d’alliés et de partenaires et d’amis. Nous ne voudrons pas froisser les Européens ou les Américains. Il ne s’agit pas tant de mener une guerre que d’accomplir un ballet diplomatique très complexe. »
Et complexe, il l’est depuis le 3 janvier. Durant plus de quarante-huit heures, le gouvernement de Londres a été littéralement « muet ». Certes, Boris Johnson était en repos dans le cadre paradisiaque de l’île Moustique, dans les Caraïbes, et les diplomates ont utilisé cet argument pour meubler l’embarrassant silence, mais justement. Le silence de Londres était en soi une réponse. Le Premier ministre britannique, si ouvertement soutenu par Donald Trump, n’a aucune envie de s’aligner sur le grand frère américain comme un Tony Blair a pu le faire en 2003 avec George W. Bush. Alignement dont le brillant leader du New Labour ne s’est jamais remis politiquement.
Boris Johnson avait une très bonne raison de garder le silence ce week-end. L’ambassade britannique à Bagdad se trouve dans la fameuse Zone Verte, tout près de l’ambassade américaine. Autant dire tributaire de la sécurité américaine et en même temps surexposée aux représailles militaires après l’assassinat de Soleimani. D’où l’énorme bémol mis par Johnson sur la « relation spéciale » censée unir Londres et Washington. Dans ses reproches adressés aux Européens, Mike Pompeo mettait d’ailleurs les Britanniques au même niveau que les Français et les Allemands.
On comprend mieux la participation active prise par Londres à la publication d’une déclaration commune avec Paris et Berlin, dimanche, appelant à la désescalade et dans laquelle l’allié américain n’est même pas mentionné explicitement. Il y a fort à parier que Boris Johnson et Emmanuel Macron ont déjà échangé sur la dimension stratégique de la nouvelle donne provoquée par le Brexit, et que Paris et Londres vont faire preuve de bonne volonté pour la relation bilatérale n’en pâtisse pas.
Un trio européen à la manœuvre ?
Vendredi, à Bruxelles, les ministres des affaires étrangères des 28 membres de l’UE (le Royaume-Uni ne devrait sortir que le 31 janvier officiellement) se réuniront pour adopter une position commune sur le Moyen-Orient. Mais trois capitales ont déjà un rôle de premier plan, en raison notamment de leur participation aux négociations sur le programme nucléaire irakien : ce sont Paris, Londres et Berlin.
La brutalité de Trump et l’illisibilité de la stratégie américaine sont-elles en train de faire naître un axe stratégique durable entre la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne ? Il est trop tôt pour le dire, mais tous les éléments concourent à cette dynamique. Cela ne suffit pas à faire de l’Union Européenne une puissance authentique sur le plan militaire et stratégique, mais cela contribue à sortir de l’âge de l’innocence stratégique dans laquelle les Européens se sont bercés depuis la Seconde Guerre mondiale.
Le monde est plein de brutes et le parapluie américain prend l’eau. Plus qu’un projet ardemment défendu par Emmanuel Macron dans une France repliée sur ses propres crises, la souveraineté européenne pourrait rapidement devenir une nécessité. Surtout si Donald Trump devait remporter les prochaines élections présidentielles, en novembre.
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