Sept ans se sont écoulés depuis la dernière visite de Narendra Modi en Chine. Son arrivée le 31 août dernier à Tianjin, port situé à environ deux heures de Pékin, marque son retour. Le Premier ministre indien y a assisté à une réunion de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), un groupement de sécurité eurasiatique dont sont membres la Russie et l’Iran. Cette rencontre symbolise la détente entre l’Inde et la Chine, qui s’étaient affrontées en 2020. Cette réconciliation intervient alors que les relations entre l’Inde et les États-Unis se sont considérablement dégradées en raison de la hausse des droits de douane et de la prise de position de Donald Trump en faveur du Pakistan.
La doctrine du non-alignement
Depuis son indépendance en 1947, l’Inde a choisi de n’adhérer pleinement à aucun grand bloc. Elle revendique toujours un « non-alignement » dans les affaires internationales et refuse d’entrer dans des alliances formelles. Pour autant, elle a oscillé entre les différents camps rivaux. Depuis vingt-cinq ans, l’inclinaison indienne a été largement pro-occidentale. En 2001, les États-Unis ont levé les sanctions liées au programme nucléaire indien. En 2005, ils ont entamé des négociations sur un accord de coopération nucléaire signé en 2008. Il y a neuf ans, Washington a fait de l’Inde un « partenaire majeur de défense », statut offrant l’accès à de nombreuses technologies de pointe sans exiger une alliance formelle. Cette convergence était nourrie par l’intérêt partagé de contenir la puissance chinoise. Certes, les deux pays ont souvent voté dans des camps opposés à l’ONU sur les guerres et les sanctions. Mais aux yeux de nombreux Indiens, les États-Unis étaient devenus un allié fiable. Les volte-face récentes semblent avoir changé la donne et donné raison aux sceptiques qui mettaient en garde contre une dépendance excessive vis-à-vis de Washington. Même certains artisans de ce rapprochement expriment aujourd’hui leur désarroi. Navtej Sarna, ex-ambassadeur à Washington, résume à propos de Donald Trump : « Nous ne pouvons pas suivre aveuglément quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il dira demain. »
L’Inde dépend moins de ses exportations de biens que d’autres pays d’Asie : l’équivalent de 11 % du PIB, contre 85 % pour le Vietnam. Plusieurs catégories d’exportations importantes, comme les smartphones ou les produits pharmaceutiques, sont pour le moment exemptées. Mais les tarifs élevés remettent en cause la stratégie industrielle de l’Inde qui pouvait espérer récupérer une partie des usines chinoises.
Les Indiens évaluent les conséquences de la nouvelle politique économique américaine. Une escalade commerciale pourrait menacer plusieurs piliers clés de leur économie.
Face au mur des 50%
Depuis le 27 août 2025, les États-Unis ont imposé des surtaxes allant jusqu’à 25 % en plus des taux de base déjà applicables aux produits importés d’Inde, portant ainsi le taux global à environ 50 % sur de nombreux produits indiens. Avant cette mesure, les droits de douane moyens appliqués étaient plutôt faibles, avec des taux pondérés de 2 à 3 % selon les secteurs. La hausse est présentée comme une réponse aux importations indiennes de pétrole russe, jugées contraires aux intérêts américains.
Les exportations indiennes de vêtements et textiles sont particulièrement exposées, avec des tarifs passant de 12 % à 62 % selon les segments. Celles de pierres précieuses, bijoux et diamants sont également pénalisées, tout comme celles concernant les pièces automobiles et les produits chimiques.
En revanche, les exportations de services (logiciels, centres d’appel, etc.) échappent à l’augmentation des droits. Elles progressent par ailleurs plus vite que celles concernant les biens.
Les Américains n’ont aucun intérêt à entrer en conflit commercial avec les Indiens, et réciproquement. En effet, les États-Unis sont le premier pourvoyeur d’investissements en Inde (en tenant compte des flux transitant par Singapour et l’île Maurice). De nombreuses entreprises américaines ont créé des centres de services mondiaux — dotés de compétences en code et en finance. Ce secteur a généré 65 milliards de dollars l’an dernier et devrait atteindre 100 milliards de chiffre d’affaires d’ici 2030.
Aux frictions commerciales s’ajoute une querelle en matière de défense. Depuis des années, l’Inde accuse le Pakistan de tolérer, voire d’appuyer, des djihadistes opérant depuis son territoire. Washington a longtemps affirmé partager ces préoccupations. Ce consensus s’est fissuré lors du conflit entre l’Inde et le Pakistan en mai, déclenché après l’assassinat de deux dizaines de personnes au Jammu-et-Cachemire administré par l’Inde. Les États-Unis ont d’abord indiqué que l’Inde pouvait gérer seule la situation, avant de faire volte-face, appelant « les deux parties » à cesser le feu — donnant à New Delhi le sentiment d’être désignée comme agresseur. La colère indienne a redoublé quand Donald Trump a affirmé avoir imposé la paix en menaçant les deux camps d’un embargo commercial américain. Le président a ensuite proposé de médiatiser la question explosive du Cachemire. Depuis des décennies, l’Inde rejette vigoureusement toute médiation extérieure avec le Pakistan. Elle a affirmé s’être désengagée parce qu’elle avait atteint ses objectifs. Au fil des mois, Donald Trump semble pencher plus nettement vers les Pakistanais, allant jusqu’à laisser entendre que ceux-ci l’auraient proposé pour le Nobel. La vexation s’est poursuivie avec l’invitation en juin dernier, à déjeuner à la Maison-Blanche, du chef de l’armée pakistanaise, Field-Marshal Asim Munir — honneur rare pour un militaire étranger. À cette occasion, le président américain a annoncé que les États-Unis aideraient le Pakistan à exploiter ses réserves pétrolières et minières, ajoutant qu’« un jour » l’Inde pourrait avoir à acheter de l’énergie à son voisin…
Les relations militaires américano-indiennes pâtiront de cette dispute. Or, au cours des quatre dernières années, l’Inde avait réduit son exposition à la Russie qui ne fournit plus que 36 % des armes importées par le pays. New Delhi craint un désengagement russe en cas de guerre avec la Chine. L’Inde doute aussi de la qualité d’une partie des équipements militaires russes. Or, la montée en puissance de l’armée pakistanaise équipée par Pékin impose à l’Inde de faire de même. Lors du conflit de mai, cinq avions indiens auraient été abattus par des chasseurs chinois.
À Delhi, les autorités espèrent que la colère de Donald Trump contre l’Inde passera. En cas de paix en Ukraine, la question des achats indiens de pétrole à la Russie s’évanouirait. D’ici là, la réponse de l’Inde combinera sans doute, deux axes. Le premier : chercher un accommodement avec Donald Trump. New Delhi s’est gardée, pour le moment, de riposter aux tarifs américains et même de critiquer directement le président. Une rencontre entre les deux chefs d’État est possible en marge de l’Assemblée générale de l’ONU en septembre. Le second axe consistera à resserrer les liens avec d’autres partenaires. Depuis 2021, le pays a signé une demi-douzaine d’accords commerciaux, dont un avec le Royaume-Uni ; il espère conclure bientôt avec l’Union européenne. Côté armements, il pourrait s’en remettre davantage à la France ou à Israël, qui fournissent déjà plus de 45 % de ses importations. Depuis le retour de Donald Trump au pouvoir, l’Inde se rapproche à nouveau de la Russie. Les deux gouvernements entendent accroître les échanges bilatéraux. Vladimir Poutine pourrait être reçu à New Delhi d’ici la fin de l’année.
Le nouvel ami chinois
Comme l’illustre le récent voyage de Narendra Modi à Tianjin, les relations entre la Chine et l’Inde se réchauffent. Pendant des années, aucun touriste ne circulait entre les deux pays. Certes, aucun avion commercial ne relie encore l’Inde et la Chine, mais un arrangement sur le différend frontalier a permis d’organiser une rencontre entre les deux dirigeants. Les discussions se déplacent désormais sur le terrain économique. Depuis les heurts de 2020, l’Inde a refusé de nombreux investissements chinois et bloqué des visas de dirigeants.
Pourtant, sur la période, les importations indiennes en provenance de Chine ont augmenté : 114 milliards de dollars sur l’année close en mars, soit 75 % de plus en cinq ans. Les exportations de l’Inde intègrent de nombreux composants chinois, traduisant une intégration croissante des deux économies. Des flux de capitaux et de savoir-faire chinois pourraient soutenir l’industrie indienne, favoriser une montée en gamme manufacturière et réduire la dépendance aux importations. Le gouvernement indien prend son temps pour négocier avec la Chine, de peur de s’aliéner définitivement les Américains. Pour répondre à l’affront infligé par Donald Trump, le gouvernement souhaite accélérer les réformes intérieures longtemps repoussées afin de mieux résister aux pressions externes. S’attaquer aux rigidités domestiques permettrait de gagner en compétitivité et en croissance.
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Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.
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