Dans « Le Spectateur Engagé », Raymond Aron estimait que les deux maux qui nuisaient à la France étaient la division et la faible appétence des pouvoirs publics comme de la population pour l’économie. Quarante ans après sa mort, ces deux problèmes demeurent prégnants.
Les divisions façonnent l’histoire politique, de Vercingétorix à nos jours. Les querelles de personnes, les batailles idéologiques sont permanentes. Dans les années 1990 et 2000, le débat s’est focalisé sur le concept de « pensée unique ». Les pouvoirs publics étaient accusés de récuser toute autre pensée économique que celle qu’ils avaient choisie. Débat étrange dans un pays où la liberté d’expression est reconnue. La dénonciation de la pensée supposée unique était avant tout une manière de la dénigrer, de la priver de toute légitimité.
Toute pensée alternative se mue en vérité. « La terre peut être plate ».
Depuis quelques années et surtout depuis l’épidémie de covid, les thèses complotistes ont supplanté la critique de la pensée unique tout en conservant la même logique. Le qualificatif « complotiste » est à la fois péjoratif et identitaire. L’idée sous-jacente des thèses complotistes est que les dirigeants, les « élites », manipuleraient les opinions pour arriver à leurs fins, fins qui restent à déterminer. Toute action serait sujette à caution en étant le produit d’un complot. Toute vérité officielle ne serait que mensonges. Toute pensée alternative se mue en vérité. « la terre peut être plate », « la conquête de la lune par les Américains, un trucage médiatique » ou « l’épidémie de covid, un moyen d’asservissement des populations ».
Il n’est pas question de doutes, d’interrogations sources de progrès et d’enrichissement, mais d’affirmations construites en négation des discours officiels. Les complotistes se parent de la vertu des résistants quand, pour leurs opposants, ils ne sont que des illuminés. Les théories complotistes ne sont pas nées avec les réseaux sociaux comme le prouve le retentissement, dans le passé, des Protocoles des Sages de Sion ou des Illuminatis, mais ces derniers les amplifient et les multiplient.
L’imagination en la matière n’a pas de limite comme la croyance que Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing auraient, en 1973, fait adopter, en catimini, une loi pour favoriser le surendettement actuel au plus grand profit des banques…. Pour la petite histoire, le budget était à l’époque à l’équilibre. Le succès des thèses dites complotistes tient avant tout à la défaite ou à la démission de la raison.
Le déraisonnable prospère. La population se fragmente en sous-groupes de plus en plus étanches.
Jamais, dans le monde autant le nombre de diplômés de l’enseignement supérieur n’a été aussi élevé ; jamais dans le monde, autant de personnes n’ont pu accéder à autant de moyens d’information. Et pourtant le déraisonnable prospère. En France mais aussi dans un grand nombre de pays, la population se fragmente en sous-groupes de plus en plus étanches.
Le débat public n’en est plus un, en se limitant à une juxtaposition de pétitions de principes. Les intellectuels sont de moins en moins audibles. Certains pour l’être se contraignent à accepter les règles de la communication moderne au risque de perdre leur âme. L’expression de doutes, la recherche d’arguments contradictoires, l’analyse historique – tout ce qui avait fait la richesse de la pensée de Raymond Aron – sont, aujourd’hui, des valeurs en perdition.
Avec la multiplication des chapelles, la mise en place de politiques économiques structurées devient une gageure. À chaque problème, une réponse ponctuelle ; telle est la ligne d’action des gouvernements tiraillés par les intérêts contradictoires qui transcendent leur population. Condamnés à godiller, ils perdent progressivement en crédibilité.
Au sujet des accords de libre-échange avec le Canada ou les États d’Amérique latine, les avantages et les inconvénients n’ont pas été appréciés tout comme le rôle dévolu plus globalement aux échanges commerciaux. Pour certains, ces accords s’inscrivent dans le complot qui vise à détruire le monde agricole quand, pour d’autres, ils sont la preuve de la volonté de mainmise des multinationales sur les agriculteurs français.
Le bureaucrate de Bruxelles a remplacé les deux cents familles de jadis.
Les institutions européennes cristallisent les passions des tenants des complots en tout genre. Le bureaucrate de Bruxelles a remplacé les deux cents familles de jadis. Sa seule ambition serait de porter atteinte aux intérêts de la France et des Français. Il n’est donc pas étonnant que selon un sondage « Eurobaromètre », 65 % des Français pensent que « les choses vont dans la mauvaise direction dans l’Union ». L’Union européenne serait ainsi responsable de la baisse du niveau de vie des Européens, des problèmes liés à l’immigration illégale et, pourquoi pas, des déficits. Ces accusations portent d’autant plus quand les gouvernements promettent des mesures qu’ils ne pourront pas tenir en raison de l’opposition de nos partenaires ou tout simplement du droit européen ou des intérêts légitimes de secteurs économiques.
À l’heure des réseaux, de la communication en temps réel, la réinvention du débat autour de données admises de tous est nécessaire afin d’éviter le retour des mauvaises pratiques des années 1930, époque où les invectives, les dénonciations sur fond de racisme et de lutte des classes avaient affaibli les démocraties.
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