Fini l’Europe des pères fouettards. Bienvenue à l’Europe du Père Noël.

Fini l’Europe des pères fouettards. Bienvenue à l’Europe du Père Noël.

C’est historique. L’Europe s’apprête à faire une avancée considérable vers une Europe davantage intégrée, vers la terre promise des États-Unis d’Europe que d’aucuns appellent de leurs vœux.

C’est un engrenage.

1/La « guerre » contre le Covid 19 laisse derrière elle une dette de guerre mondiale.

2/Une dette qui pour une part sera commune et que l’on se propose de rembourser par un impôt européen.

3/ Les dépenses d’aujourd’hui feront les compétences de demain. Une Europe beaucoup plus « fédérale » est née.

C’est ce qu’on appelle « le moment Hamilton de l’Europe ». En référence à ce moment de l’histoire des États-Unis, où en cette année 1790 le premier secrétaire du Trésor, Alexander Hamilton, réussit à faire voter par le Congrès la mise en commun des dettes des États américains héritées de la guerre d’indépendance pour faire avancer l’idée très centralisatrice qu’il se faisait du fédéralisme américain (Avec l’émission d’obligations fédérales sous la forme d’une dette perpétuelle dont la charge serait acquittée par des taxes douanières).

Il est vrai que dans notre « guerre » contre le Covid 19 que nous avons dépensé sans compter pour éviter l’écroulement de l’économie. Et l’on a eu largement raison. La Banque Centrale Européenne, les États, la Commission Européenne ont déversé des centaines de milliards.

 

Des centaines et des centaines de milliards

Des centaines de milliards de la BCE pour assurer la liquidité des marchés financiers, éviter les faillites en cascade, à commencer par les banques elles-mêmes. Des centaines de milliards (1350 milliards) dans un programme de rachat des dettes publiques des États et les dettes privées des entreprises. Cette fois on peut dire que grandes banques centrales ont été à la hauteur du désastre, elles que l’on avait accusées de tergiversations dans la crise de 2008, d’un « trop peu, trop tard ». Elles ont agi cette fois vite et fort, à commencer par la Fed. La BCE a montré, certes en bousculant hardiment les Traités, son utilité de prêteur en dernier ressort pour une zone euro en détresse.

Des centaines de milliards encore, dépensés par les États pour distribuer prêts et subventions pour faire tenir l’économie ; pour permettre le maintien des salariés dans l’entreprise le temps d’une vraie reprise de l’activité.

Des centaines de milliards enfin levés mutuellement par les États européens et dépensés par la Commission Européenne pour donner et prêter d’abord aux États les plus atteints par le Covid 19. Et puis encore, comme après toute guerre vient une période de reconstruction, s’ajoutent les centaines de milliards de dépenses supplémentaires, d’une dette levée par la Commission Européenne autour de trois priorités : l’environnement, les relocalisations et le numérique.

Au total déjà 2500 à 3000 milliards de dette. Et ce n’est pas fini.

Pourrons-nous supporter une telle dette ?

Pas question bien sûr de revenir aux disciplines d’hier, celles qui contraignaient notre déficit et limitaient notre dette à 60 % du PIB. Celles des douloureux plans d’austérité imposés par l’Europe. Tout ceci a volé en éclats avec le Covid 19. Dormez tranquille, bienheureux européens.

Fini l’Europe des pères fouettards. Bienvenue à l’Europe du Père Noël.

D’ailleurs la charge de cette montagne de nouvelles dettes sera extrêmement faible car elles sont levées à des taux d’intérêt souvent nuls et même parfois négatifs.

 

L’argent gratuit

De plus une grande partie de la dette – celle des États les plus fragiles, celle liée au sauvetage économique de l’Europe face à la pandémie, est et sera rachetée par la BCE, inscrite à son bilan pour être « roulée », c’est-à-dire remplacée à échéance par de nouvelles dettes, dans un mouvement que l’on espère perpétuel (C’est là d’ailleurs ce que font les autres grandes banques centrales).

Quant à la dernière partie de la dette il restera trois solutions : soit les Etats devront augmenter leur contribution au budget de l’Europe ; soit il faudra réduire les dépenses européennes ; soit on trouvera des ressources propres à l’Europe, solution qui a bien entendu la préférence de la Présidente de la Commission Européenne, Mme Von der Leyen.

Quelles ressources ? Le commissaire européen, Thierry Breton, est plus explicite : une taxe sur les GAFA et une part de la future (?) taxe carbone aux frontières de l’Europe, c’est-à-dire sur les produits des pays qui polluent plus que nous.

Enfin, de vrais impôts européens ! Pour beaucoup le Graal de l’intégration européenne.

De très légers impôts européens – du moins dans un premier temps – dont on ne supportera que la très modeste charge des intérêts d’une dette à 30 ans ou plus !

De très gentils impôts européens qui – du moins en apparence –   ne seront même pas payés par les Européens mais par les redoutables GAFA ou encore les méchants produits chinois qui ne respectent pas nos normes de pollution (Il y aurait beaucoup à dire sur ces taxes, mais tel n’est pas ici le propos, sauf à relever bien sûr que ces taxes à l’importation, si elles sont efficaces, conduisent à une hausse des prix payée par les consommateurs européens).

 

Des impôts européens

Vouloir faire de cette dette et de ces impôts européens le levier d’un projet d’une Europe toujours plus intégrée paraît politiquement habile. Mais cependant bien dangereux.

Construire l’Europe sur une montagne de dettes, c’est la construire sur des fondations bien fragiles. Ces dettes ne sont possibles que parce que les conditions monétaires d’aujourd’hui sont tout à fait exceptionnelles.

Un tel endettement massif, une telle distribution d’argent public n’auraient pas été possibles lors de la crise de 2008. Alourdir la dette, comme on l’a vu avec la Grèce, conduisait aussitôt à une flambée des taux d’intérêt et au décrochage économique. Mais depuis le monde a bien changé, et cela mérite que l’on s’y arrête un instant.

Nous sommes passés « De l’autre côté du miroir », dans le monde merveilleux d’Alice au pays des merveilles conté par Lewis Carroll. Dans le monde magique de « l’argent gratuit » où tout est fou et où le temps peut s’arrêter.

Cet « argent gratuit », c’est l’argent prêté à de très faibles taux d’intérêts, à des taux zéro et même à des taux négatifs. Une hérésie économique qui est la conséquence des manipulations hasardeuses des banques centrales pour tenter de maîtriser les taux d’intérêt sur la toile de fond les interactions complexes de la finance mondiale. Il nous fait entrer dans un monde dangereux dont on ne sait pas encore revenir comme l’ont montré l’échec de toutes les tentatives de sortie menées par les banques centrales.

Bien sûr cet « argent gratuit » est aujourd’hui une bénédiction pour les plans de sauvetage de l’économie des grands pays qui peuvent compter sur une grande Banque Centrale.

 

Bénédiction ou malédiction

Mais cette bénédiction d’un jour est en fait – du moins je le pense – une malédiction.

L’aubaine pourrait virer au cauchemar si nous devions avoir un retour de l’inflation comme le pensent de nombreux économistes. Personnellement je n’y crois guère car le fonctionnement des marchés financiers mondiaux aujourd’hui joue dans un tout autre sens. Il faudrait a en outre pour cela que les États s’enferment dans le protectionnisme et le refus de la concurrence, ce qui n’a aujourd’hui guère de crédibilité.

En revanche « l’argent gratuit » est en en lui-même extrêmement toxique. Il faut que les faibles taux d’intérêt, les taux zéro ou négatifs durent longtemps pour pouvoir renouveler sans douleur nos gigantesques stocks de dettes. Nous voici piégés dans une longue déflation.

Et si ces taux profondément anormaux durent longtemps, ils détruisent la première boussole de l’économie, celle des taux d’intérêt. Ils envoient le signal fou qui nous dit que le prix du risque et le prix du temps peuvent être nuls et même négatifs. Ce qui permet certes d’investir pour préparer l’avenir, mais ce qui fabrique des bulles d’actifs, des entreprises et des marchés zombies qui plombent durablement notre croissance. Nous voici condamnés à une très faible croissance.

De plus « l’argent gratuit » enrichit les riches en leur permettant d’acheter à bon compte des actifs réputés sûrs (tant il est vrai que l’on ne prête qu’aux riches), ce qui est la grande cause du creusement des inégalités. Voici qui installe partout les tensions sociales.

« L’argent gratuit » réinstalle en outre la dépense publique au cœur de la vie économique et sociale en entretenant l’idée que les hommes politiques peuvent commander la société et dépenser sans compter. C’est là conforter la pente naturelle de leur prodigalité et provoquer en retour des revendications d’autant plus féroces que si l’on pense que l’argent est là, on en déduit vite qu’il n’y a qu’à secouer les politiques très forts pour le récolter. Voici les vannes de « l’argent gratuit » ouvertes, il sera difficile de les refermer.

Derrière ce « moment Hamilton » il y a un vrai projet : celui d’une Europe toujours plus intégrée, avec un vrai gouvernement économique, un Trésor européen pour gérer la dette et les emprunts (fonction régalienne s’il en est), une harmonisation toujours plus poussée et des transferts au profit des pays qui rencontrent des difficultés d’intégration. Qu’importe le nom qu’on donne à ce modèle.

 

C’est là une approche discutable.

Il y a entre les nations européennes des différences économiques évidentes. Des différences de productivité, de temps de travail, d’avantages comparatifs, de structures démographiques et familiales, de balance touristique… Elles réagissent différemment à un choc extérieur, elles peuvent faire des erreurs économiques. Dans une Europe des nations, où chaque pays a gardé sa banque centrale, ces différences ou ces erreurs peuvent être corrigées par des dévaluations (ainsi en fût-il de la France après les chocs de 1968 ou de 1981). Si l’euro en finit avec les dévaluations, le besoin d’ajustement n’a pas pour autant disparu. On pensa le régler au travers de disciplines budgétaires qui empêchaient la fuite en avant dans la dette au détriment des partenaires de l’euro. En incitant les États à accomplir les réformes nécessaires pour supprimer les rigidités de leur économie et permettre l’ajustement par les prix relatifs, le coût du travail, la valeur des actifs, la fiscalité… Cela n’a pas vraiment marché, nombre de pays comme la France refusant ces disciplines et repoussant les réformes structurelles nécessaires. Faute de permettre de micro – ajustements permanents, on est arrivé à de grandes crises se terminant par des plans d’austérité, en fait de brutales dévaluations internes.

 

Une Europe plus intégrée

Aujourd’hui, on nous explique que cet échec était prévisible car la construction de l’euro était bancale dès le départ. Qu’il manque à l’euro une politique de transferts et une politique d’harmonisation de la fiscalité, des salaires, de la protection sociale et bien sûr un gouvernement économique européen. Que c’était là la contrepartie obligée de l’euro (je ne suis pas convaincu que les Allemands l’avaient ainsi compris) et qu’il faut maintenant rattraper le temps perdu.

Le problème c’est que à vouloir au travers de cette politique d’harmonisation imposer des salaires plus élevés à un pays, lui demander de renforcer sa protection sociale et de relever sa fiscalité, on n’augmente pas sa productivité, bien au contraire. On ne favorise pas l’ajustement des économies, on fait le contraire. Qu’importe, nous disent les partisans de cette politique, ces contraintes seront compensées par des transferts européens massifs en faveur des pays en mal d’intégration. Bref on demande à ces derniers d’abdiquer de grands pans de leur indépendance pour devenir les bénéficiaires d’une Europe Providence. On introduit des rigidités supplémentaires là où il faudrait des souplesses, au risque de faire un jour exploser l’euro.

Les promesses de transferts n’engagent d’ailleurs que ceux qui les écoutent ! Car il n’y a pas de peuple européen et la solidarité au sein de l’Europe n’a rien de comparable avec avec celle qui permet la solidarité au sein d’une même nation et d’une même langue entre l’Île-de-France et la Guadeloupe, l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est, l’Italie du Nord et le Mezzogiorno.

 

Harmonisation ou uniformisation

Et la contrepartie de ces transferts, à savoir l’harmonisation mérite aussi sa part de discussion. Derrière le mot « harmonisation » qui sonne plutôt bien, il faut comprendre le mot « uniformisation » qui me semble plus proche de l’action réelle de la Commission Européenne. Celle d’un pouvoir central européen qui étend toujours plus son pouvoir de nommer, de normer, de légiférer au risque d’enserrer la vie quotidienne des Européens dans un corset de règlements et de normes déjà in de supportables. Celle de la construction d’une Europe « dans laquelle 80 % des lois applicables aux européens se déciderait à Bruxelles » comme l’annonçait naguère Jacques Delors

Si je me suis plu à discuter des problèmes charriés par la conception de l’Europe qui se cache derrière ce fameux « moment Hamilton », c’est pour montrer que pour le moins il y a matière à discussion et que l’on ne saurait ni occulter le débat derrière un généreux déluge de l’argent européen distribué à l’occasion d’une crise sanitaire exceptionnelle ni forcer le calendrier pour imposer un certain modèle d’Europe, sans dire clairement l’Europe que l’on veut construire et les modifications des traités que l’on propose.

Si aujourd’hui l’Europe du Père Noël, celle de l’argent gratuit, revêt des atours chatoyants, ce n’est ni un projet, ni même le socle d’un projet. Car comme le disait un célèbre prix Nobel d’économie, tôt ou tard « la croyance au Père Noël se liquide d’elle-même ». Mais à quel prix ?

Alain Madelin 

Ancien Ministre de l’Economie et des Finances

 

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