Emmanuel Macron a proposé que l’Union européenne dénonce l’Union douanière avec la Turquie. L’Union Européenne représente 55% des exportations turques et 40% de ses importations. Autant dire qu’une telle décision aurait des conséquences majeures sur l’économie et la société turque. Au sommet du Med7 la France, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Grèce, Malte et Chypre avertissaient :
« Si la Turquie ne progresse pas sur la voie du dialogue et ne met pas un terme à ses activités unilatérales, l’UE est prête à élaborer une liste de mesures restrictives supplémentaires».
Communiqué du Med7
Depuis, l’Union européenne a relayé les mises en garde, et l’Allemagne, traditionnellement proche de la Turquie, a elle aussi condamné l’attitude d’Erdogan. Mais la Commission n’a pas engagé de sanctions directes. Emmanuel Macron l’y pousse.
Que représente la Turquie ? Un pays de 84 millions d’habitants, candidat à l’UE depuis 1987, membre de l’Otan depuis 1953, proche allié des Américains qui y entreposent un arsenal nucléaire.
Le virage d’Erdogan
La Turquie s’intègre donc bien dans le « bloc occidental » si tant est qu’il y ait un tel bloc. Ce fut le cas pendant les premiers gouvernements d’Erdogan et de l’AKP, son parti. La Turquie se voulait un modèle à la fois de réussite économique et démocratique. L’AKP s’affichait comme le pendant musulman d’une « Démocratie chrétienne » à l’italienne ou à l’allemande, un parti conservateur classique. Membre du Conseil de l’Europe, la Turquie en adoptait volontiers les recommandations pour moderniser la justice et construire un état de droit. Erdogan était allé jusqu’à commencer des négociations avec le chef historique de la minorité kurde, maintenu en prison.
Puis il y eut des répressions de plus en plus massives, un coup d’état aussi raté qu’étrange, des purges dans l’armée, l’enseignement, l’administration ; des élus, des écrivains, journalistes, hommes d’affaires, militaires emprisonnés.
Ce virage vers une démocrature s’est accompagné d’un autre : l’abandon de l’alliance occidentale pour un flirt avec les Russes, voire les Iraniens. Comme si le modèle démocratique impliquait une alliance politique, son abandon une autre alliance.
Turcs et Russes ont pourtant des intérêts divergents. L’actualité du Caucase le montre. Les Turcs encouragent les Azéris dans leur reprise de la guerre du Haut Karabakh. Comme un symbole, un hélicoptère russe a été abattu. En Syrie, les Russes frappent de temps en temps les milices payées par les Turcs pour leur rappeler les limites à ne pas franchir. En Libye, ils négocient.
Les Turcs ont acheté aux Russes des batteries S4OO. Ils ne les ont pas encore déployées en raison d’un veto des Etats-Unis. Jusqu’à présent, ils se croient tout permis, parce qu’ils savent leur importance pour les Américains, sauf à provoquer les Etats-Unis eux-mêmes. D’autant que l’économie turque s’effondre, que la livre turque a perdu 25% de sa valeur, et que, sans le soutien de la réserve fédérale américaine, la Turquie serait menacée de banqueroute. Erdogan, pour trouver un bouc émissaire, a licencié le gouverneur de la Banque centrale, qu’il avait nommé il y a peu. Cela ne confortera pas sa monnaie.
Un parfum de gaz en méditerranée orientale
Que vaut l’alliance russe ? Du gaz. Un tiers du gaz importé en Turquie vient de Russie et un quart d’Iran. C’est essentiel pour l’Iran, sous embargo économique. Essentiel aussi pour les Russes, qui exportent une partie de leur gaz par la Turquie vers l’Europe. Or en Méditerranée orientale, des gisements de gaz ont été découverts. Egyptiens, Italiens, Grecs, Chypriotes, Israéliens et maintenant Libanais discutent des droits d’exploitation et signent des accords. La construction d’un gazoduc qui alimenterait l’Europe à partir de ces gisements, celle d’un autre qui viendrait directement du Qatar menacerait directement le relais turc et le producteur russe : L’Europe pourrait (presque) se passer d’eux.
Maintenir l’agitation et la guerre en Méditerranée
Les provocations d’Erdogan, envoyant un navire de forage dans les eaux grecques pour en revendiquer la possession ne vise pas tant à exploiter des gisements qu’à empêcher quiconque de les exploiter. Tant que dure la guerre en Syrie, tant que la Méditerranée orientale est agitée, les Turcs restent un passage obligé, et les Russes peuvent vendre leur gaz aux Européens.
De l’autre coté de l’Europe, en Mer baltique, le gazoduc Nordstream2, presque achevé, est arrêté à la suite de pressions américaines sur les entreprises concernées et les Européens. Sous prétexte d’alléger la dépendance européenne au gaz russe, les Américains vendent leur gaz de schiste par méthanier. Tant que les méthaniers arrivent en Baltique des Etats-Unis ou partent du Qatar sous contrôle américain, leur droit de regard et leur commerce sont assurés. C’est pourquoi ils ne sont pas aussi sensibles que les Européens aux menaces turques.
N’y aurait-il que du gaz ? Il y a aussi de la vraie politique, la quête insatiable de pouvoirs toujours accrus. Les Turcs, qui ne sont ni des Arabes ni des Perses, ont gouverné le monde musulman pendant des siècles. Après la première guerre mondiale, la fin de l’Empire ottoman donna naissance à la Turquie moderne, celle d’Atatürk, qui mit fin au Califat, imposa alphabet latin et … la laïcité.
Les héritiers d’Atatürk contre les nostalgiques du Califat ottoman
Les adversaires d’Erdogan sont les héritiers d’Atatürk. Aux dernières élections municipales, Istanbul et Ankara sont passés dans l’opposition, au CHP, un parti social démocrate dont le fondateur est Atatürk. Lorsqu’ Erdogan insulte le Président français, se pose en défenseur de la foi, il le fait aussi pour fustiger les « laïcards » du CHP et les faire passer pour des traîtres. Quand il transforme à nouveau Sainte Sophie en Mosquée, il rappelle le geste de Mehmet II et la gloire des Ottomans.
Et il vise au delà de ses frontières. Les insultes à la France ne visent pas que la France, mais surtout ses alliés arabes. En défendant le Président français, le Ministre des Affaires étrangères des Emirats Arabes Unis, Anwar Gargash, l’a clairement expliqué : « Dés qu’Erdogan voit une faille ou une faiblesse, il l’utilise pour accroitre son influence. C’est seulement quand on lui montre la ligne rouge qu’il se montre prêt à négocier ».
Les pays arabes ont rejeté l’appel au boycott d’Erdogan et prêché la modération sur les caricatures. Sur 57 pays musulmans, les manifestations contre la France ont eu lieu dans une dizaine de pays mais pas dans les pays arabes. Inde, Pakistan, Afghanistan, Bengladesh, Mali, Malaisie, Indonésie ne sont pas des pays arabes. A Beyrouth, Jérusalem, Gaza, au Koweït, au Qatar, en Irak, ce sont les Chiites ou les partis islamistes liés aux Frères musulmans qui ont manifesté et appelé, comme Erdogan, au boycott.
La rivalité est entre les Turcs et l’Arabie saoudite et ses alliés. Les Turcs se sont rapprochés de l’Iran, non seulement pour le gaz, non seulement pour museler les Kurdes, qui les gênent tous deux, mais surtout parce que l’Iran est le rival de l’Arabie saoudite dans le fondamentalisme religieux. Les Turcs ont choisi les Iraniens parce que ceux-ci, chiites, ne peuvent remplacer les Saoudiens comme leaders du monde musulman où les sunnites sont ultra majoritaires. En revanche, les Turcs, qui avaient institué le Califat à Constantinople, le peuvent. Abattre l’Arabie saoudite, démontrer qu’ils sont les valets des Occidentaux et non les serviteurs du prophète dote Erdogan d’un poids disproportionné sur la scène mondiale. L’Arabie, pense-t-il, n’a ce rôle de leader du monde musulman que parce que la Turquie y a renoncé.
La menace des réfugiés contre l’Europe
Et l’Europe ? Elle se couchera quand elle verra la puissance turque, d’où son mépris. Militairement, l’Europe, ne fera rien, elle est désunie. Pas même la France ou la Grèce, les Américains l’empêcheront. Erdogan sait que l’armée turque n’est pas compétitive face à une armée moderne. Sa flotte aérienne, sa marine ne sont pas à la hauteur. Elle ne tiendrait pas face à l’aviation israélienne par exemple, ni face aux Rafales achetés par la Grèce. Mais Erdogan ne va à la confrontation qu’avec les seigneurs de guerre, en Syrie, en Lybie, dans des conflits de milice.
Face à l’Europe, il manie la menace de ses 4 millions de réfugiés. Retenus en Turquie, entretenus par l’argent versé par l’Union européenne, la Turquie pourrait les laisser franchir la frontière, et l’Europe ferait face à une nouvelle crise migratoire.
Mais est ce si sûr ? Et si l’Europe fermait vraiment ses frontières avec la Turquie? Et si l’Europe remettait sur la table le statut de Chypre, occupé par l’armée turque ? Et si L’Europe traitait effectivement avec Poutine et finissait Nordstream2, se dégageant du même coup de la pression américaine ? Et si elle mettait fin à l’union douanière ?
La Turquie s’appauvrit, la Turquie est isolée. Erdogan ne peut pas vraiment compter sur les Russes. Il a choisi le conflit avec la Grèce, la France, l’Italie, l’Europe entière. Il agace les Américains, dénonce Israël, l’Arabie saoudite, les Emirats dans ce qui est la nouvelle alliance du Moyen-Orient. Il s’est fait un ennemi de l’Egypte, autre grand du monde arabe, a échoué dans sa tentative de séduction des Algériens et des Tunisiens. Il peut compte sur le soutien des Frères musulmans partout dans le monde, mais aussi sur la rage de leurs ennemis, plus nombreux et plus puissants.
L’union contre les Turcs prend de l’ampleur
Pour l’instant, Erdogan diffuse autant une menace dangereuse qu’une peur salutaire. Menace dangereuse quand un Chef d’Etat justifie par ses propos la haine et la violence. N’importe quel fanatique peut les entendre comme des encouragements. Peur salutaire, parce que sans Erdogan, l’Union Européenne ne réagirait pas. Algériens, Tunisiens, Egyptiens, Grecs, Italiens et Chypriotes auraient mis plus de temps à se trouver des intérêts communs, pour la sécurité extérieure, les intérêts économiques ou l’influence des réseaux islamistes.
Les communistes avaient leurs idiots utiles, qui se croyaient des compagnons de route éclairés. L’Europe a la chance d’avoir un ennemi utile qui la pousse à s’unir et à regarder vers son avenir et son danger : la Méditerranée. A moins, évidemment, de se comporter en aveugle, comme des idiots. L’Europe a la chance de pouvoir s’affirmer comme un bloc, une puissance, face à un adversaire faible. « Sus aux Turcs », comme à Lépante, serait un cri de rassemblement. Ce serait un signe pour tous, européens, américains, russes, chinois, britanniques, etc…
Quant à la Turquie, une fois dans l’impasse, elle s’apercevra que son avenir est plus lié à l’Europe qu’à l’Iran, à la Méditerranée qu’à la Caspienne.
Laurent Dominati
Editeur de lesfrancais.press. Ancien Ambassadeur de France au Conseil de l’Europe, ancien député de Paris.
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