Faut-il encore mettre une majuscule à « Etat » ? A Paris s’ouvre une exposition exceptionnelle, le trésor de Ramsès II. Parmi les pièces de 4000 ans, un sarcophage en cèdre du Liban. Déjà le commerce, l’or, le pouvoir. 350 pharaons se sont succédés en quelques milliers d’années. Notre calendrier est quasiment le leur : toute politique est quotidienne.
Il n’est pas facile de construire un Etat. Les trains ne partent pas à l’heure. Les consulats et la Sécu ne répondent pas. La justice est lente, absente, injuste ; le droit abscons. La police trop violente ou trop laxiste. Il n’y a que l’impôt, qui lui n’oublie personne, encore que le nombre des malins s’accroît au fur et à mesure de sa rapacité.
L’Etat français est un modèle. Était.
La France a mis plus de mille ans à construire un Etat. L’impôt rentre bien. Même les expatriés se voient obligés de payer une CSG illégale. C’est parce que l’administration fiscale est une des meilleures du monde que nous avons une signature financière solide et un record de prélèvements. L’Etat français est un modèle. Était.
A force de grandir, il est frappé d’obésité à l’heure où l’agilité est la qualité première dans un monde virevoltant. Partout où il se mêle, il s’emmêle. Justice, police, finances, santé, diplomatie, éducation, énergie, transports, logement ; partout où l’Etat est l’acteur principal, l’or du pharaon devient plomb, lourd, nocif. Est-ce la faute des dirigeants ? Sans doute. Le mal est plus profond.
La crise de l’Etat est universelle. L’Etat-nation, construction récente, s’épuise.
D’une part parce que les nations sont des inventions du nationalisme. Le mot n’avait pas le sens politique qu’on lui prête depuis deux siècles. D’autre part parce que les Etats-nations ne sont pas nationaux. 25% des Russes de Russie ne sont pas « russes ». Aucun pays, ni le Luxembourg ni l’Iran ; ni le Pérou ni la Chine, ne sont « nationaux ». Ce ne sont pas les Belges ou les Suisses qui diront le contraire. Existe la communauté dite nationale, ensemble des citoyens ayant les mêmes droits et mêmes devoirs, quelles que soient l’origine, la couleur de peau, la religion, etc. Voilà ce que reprend la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, une découverte « bien de chez nous », dont on oublie qu’elle est une déclaration de citoyenneté : c’est le citoyen qui fait l’Etat. Hélas, peu s’en souviennent, même dans les démocraties.
L’Etat du XXème siècle se meurt, celui du XXIème n’est pas.
L’autre cause de l’affaiblissement des Etats est le bouleversement du monde. La révolution digitale transforme la vie quotidienne, l’éducation, la culture, les hiérarchies, les contrôles, la guerre, le droit, les frontières, les impôts, les monnaies, et, qui sait, demain, les religions et la gestion du climat. L’Etat du XXème siècle se meurt, celui du XXIème n’est pas. Ce que l’on devine (si c’est le modèle chinois) ne se présente pas sous forme d’espoir.
Peut-être les démocraties européennes, avec leur alliance bancale dénommée Union Européenne, ses règles compliquées mais ses principes démocratiques, peut-elle construire, pas à pas, quelque chose, qui, d’Objet Politique Non Identifié, peut devenir un modèle pour le nouvel « Etat » de demain, c’est-à-dire l’Etat des citoyens. Peut-être échouera-t-elle, sans aucun doute pour le pire.
S’il est difficile de construire un Etat, il est facile de le détruire. La liste, ces dernières années, s’allonge. L’Ukraine, bien sûr. Comme la Russie. Au moins l’Ukraine se construit-elle par sa résistance, et la Russie, malgré son autodestruction poutinienne, survivra. La guerre n’est pas le moyen le plus radical pour détruire.
S’il est difficile de construire un Etat, il est facile de le détruire.
Il y a la banqueroute. Selon les Nations-Unies, 52 pays sont potentiellement en défaut de paiement. Une dizaine de pays ont fait défaut depuis deux ans. La hausse des taux d’intérêt et du dollar alourdit la charge des dettes. 25 pays consacrent déjà un cinquième de leur budget à payer les intérêts de leur dette.
Face aux Etats faillis, donateurs et docteurs s’ingénient à « reconstruire un Etat ». Haïti, Irak, Somalie, Afghanistan, autant de tentatives que d’échecs. Alors que cela avait si bien fonctionné au Japon et en Europe à la suite de la seconde guerre mondiale ! L’erreur est justement de vouloir construire un Etat : police, justice, administration, routes, alors qu’il faut d’abord soigner la société : éducation, eau, santé, travail, faire vivre l’économie. C’est d’ailleurs l’économie « informelle » qui sauve. Les leçons des bidonvilles d’Amérique latine montrent comment la vie s’organise même sans Etat. Ceux qui en prennent la place, hélas, sont les gangs. Raison pour laquelle les Etats faillis sont aussi les pays dans lesquels la criminalité s’est tellement organisée qu’elle a gangrené la société, et forcément, ce qui tient lieu d’Etat. Un Etat moribond mais pas tout à fait mort, utile pour laisser cartels et oligopoles se partager ressources et rentes.
C’est l’économie « informelle » qui sauve.
Haïti n’a plus de gouvernement. Les gangs prennent en otages les populations soumises à d’autres gangs. Au Salvador, Le président Bukele a mis 60.000 personnes en prison (comme si on mettait plus de 600.000 Français en prison). Les Maras, comme au Honduras et au Guatemala, sévissent. Au Mexique, la population est rackettée par les cartels. Comme au Venezuela, où le principal cartel (drogue et pétrole) est le gouvernement. Des millions de Vénézuéliens ont fui. En Afrique, les routes de la drogue, du trafic des armes et des êtres humains sont ceux des seigneurs de guerre, des mercenaires et des Etats faillis.
Le Mali, le Burkina, sont-ils des Etats ? le Zimbabwe, le Malawi, le Ghana, le Soudan, l’Erythrée ? Auquel il faut ajouter, Niger, Guinée-Bissau, Guinée, Mozambique, Ouganda, Centrafrique, Somalie, Burkina, Congo, Soudan du sud, Nigeria. Parmi les vingt premiers « Etats fragiles » recensés par l’IFRI, quinze sont africains. En Asie, que sont la Birmanie, alliée de l’impérieuse Chine, l’Afghanistan, le Pakistan ? Yémen, Syrie, Irak, Libye, Ceylan, Monténégro, Kosovo, Liban, demain peut-être la Tunisie, sont gangrenés. A chaque fois, des vies brisées.
Tout cela est loin de chez nous. Pays pauvres, malheureux, abandonnés.
Outre que l’humanité est une, que « rien de ce qui est humain ne m’est étranger », la planète est petite. Qu’une bombinette pakistanaise s’exporte, que le détroit d’Ormuz se bloque, qu’une panne affole les puces de Taïwan, mon canapé de confort pourrait en souffrir et mon gilet jaune verdir.
Rien qu’à regarder le voisin, il y a de quoi s’inquiéter sur mon jardin : l’Italie est drainée par les mafias. Ce qui explique bien des travers de l’admirable Italie. Et la Belgique ? Bientôt éclatée, devra-t-elle être mise sous tutelle financière ? Et les Pays-Bas, si riches, n’affichent-ils pas publiquement la crainte de devenir un narco-Etat ? Et le Monténégro ? L’Albanie ? Le Maroc ?
La France n’est pas un Etat failli. Elle a un Etat à redéfinir.
Certes l’Etat français est un des plus solides du monde. Était ! Il n’y a pas que les 3000 milliards de dette, il y a la nécessité de reconstruire un Etat efficace. La France n’est pas un Etat failli. Elle a un Etat à reconstruire, à redéfinir. C’est, au mieux, un Etat en chantier dont les travaux sont pour l’instant à l’arrêt.
Construire un Etat solide, c’est redéfinir son périmètre et renforcer le droit (au détriment des règles bureaucratiques), autour du sens des responsabilités des citoyens.
Les Etats, les pays, les empires, mais aussi les démocraties meurent de l’intérieur. En France, l’Assemblée nationale devient un cirque où postures et injures remplacent discours et arguments. Et les Français de l’étranger, lorsqu’une élection se représente, sont 10% à voter. Un signe qui alerte, plus que le résultat.
Regardons ailleurs, au lieu de donner des leçons, prenons-en.
La vraie crise, ce n’est pas la guerre, ce n’est pas la dette, ce n’est pas le climat, c’est le désintérêt, l’irresponsabilité, l’appel du vide. Les Etats meurent du vide. Ne jamais oublier que dans la guerre mondiale et multiforme actuelle la démocratie est un combat. Urgence : boucher les failles. Puis reconstruire un Etat juste et digne. D’autres le font, notamment de petits pays en Europe, plus humbles et plus agiles que nous. Regardons ailleurs, au lieu de donner des leçons, prenons-en.
Laurent Dominati
a. Ambassadeur de France
a. Député de Paris
Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press
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