Espagne : le miracle économique est-il un mirage ?

Espagne : le miracle économique est-il un mirage ?

Depuis 2015, hors période Covid, l’Espagne connaît une forte croissance, supérieure à la moyenne de l’Union européenne et de la France, sa voisine. Après la crise des dettes souveraines entre 2010 et 2014, le rebond de l’économie espagnole n’en finit pas de surprendre compte tenu des handicaps que doit supporter le pays, en particulier en matière de compétences de la population active et de recherche.

2015-2021 : la croissance

À partir de 2015, l’Espagne a tourné la page de la crise des dettes souveraines et de l’effondrement immobilier. Après plusieurs années de récession, le PIB renoue avec la croissance : +3,2 % en 2015, +3,3 % en 2016, +3,1 % en 2017. Cette croissance est alors alimentée par plusieurs facteurs : la politique monétaire accommodante de la BCE, la baisse de l’euro qui stimule les exportations, la reprise de la consommation des ménages, mais surtout le dynamisme du secteur touristique. À cela s’ajoute un regain de compétitivité lié à une modération salariale et à une réforme du marché du travail amorcée dès 2012. En 2018 et 2019, la croissance ralentit légèrement (autour de +2,0 %) mais reste supérieure à la moyenne européenne. L’investissement progresse, en particulier dans l’immobilier, les services et l’industrie exportatrice. Le chômage, qui atteignait encore 23 % en 2015, recule pour s’établir autour de 13 % fin 2019. Le déficit public est ramené sous les 3 % du PIB.

Comme dans les autres États européens, l’Espagne connaît une récession avec l’épidémie de Covid. Dépendante du tourisme, elle est l’un des pays les plus durement touchés en Europe. Le PIB chute de 10,9 % en 2020 et le déficit public dépasse 10 % du PIB. La dette franchit le seuil de 120 % du PIB.

Dès 2021, l’économie espagnole bénéficie d’un fort effet de rattrapage (+6,7 %), soutenue par un plan de relance national de près de 140 milliards d’euros, financé pour partie par le plan NextGenerationEU. L’Espagne concentre ses investissements sur la transition énergétique, la modernisation numérique, l’éducation et la formation professionnelle. En 2022, la croissance reste élevée (+6,2 %), en dépit des tensions sur les prix de l’énergie liées à la guerre en Ukraine. En 2023, dans un contexte marqué par le resserrement monétaire de la BCE et le ralentissement mondial, l’Espagne résiste mieux que ses voisins : le PIB progresse de +2,5 à +2,7 %, et le pays parvient à maintenir un niveau d’emploi élevé. En 2024, le taux de croissance atteint 3,2 %, contre seulement 0,7 % pour l’ensemble de la zone euro. Pour 2025, l’Espagne espère une croissance supérieure à 2 %, quand la France ne prévoit qu’une progression de 0,6 %. Le taux de chômage en Espagne demeure élevé, mais il est revenu autour de 10 %.

Le rebond économique de l’Espagne est imputable à une spécialisation performante et à des coûts salariaux relativement faibles.

Depuis 2022, le tourisme tire la croissance

L’Espagne tire profit du dynamisme du tourisme, en particulier après l’épidémie de Covid. Les ménages réduisent leurs dépenses en biens mais pas celles en loisirs. En 2025, près de 100 millions de visiteurs étrangers sont attendus en Espagne, soit presque autant qu’en France. Le pays est ainsi la deuxième destination mondiale, juste derrière la France. En revanche, le poids économique de ce secteur y est bien plus élevé : 13 % du PIB contre 7,5 % en France. En ajoutant les dépenses indirectes générées par le tourisme (construction, commerce, etc.), le poids du tourisme dépasse 15 % du PIB espagnol.

L’Espagne a su capitaliser sur sa géographie, son climat et sa culture populaire. Des Baléares aux Canaries, de l’Andalousie à la Catalogne, elle offre une grande diversité de territoires touristiques. En 2024, les recettes issues du tourisme international ont atteint 126 milliards d’euros, un record historique. Le tourisme domestique, lui, a généré près de 85 milliards d’euros supplémentaires, portant le total à plus de 210 milliards d’euros pour une économie nationale d’environ 1 700 milliards. À titre de comparaison, avec ses 100 millions de touristes étrangers également, la France n’a dégagé que 67 milliards d’euros de recettes internationales en 2023, selon Atout France.

Cet écart s’explique par la nature différente du tourisme de part et d’autre des Pyrénées. Le touriste dépense plus en Espagne. Il y reste plus longtemps et revient plus souvent. Les politiques publiques espagnoles ont cherché depuis une décennie à monter en gamme, à renforcer l’offre hôtelière et à étaler la fréquentation sur l’année. La France, de son côté, souffre encore d’un certain morcellement de ses offres et d’un tourisme parfois trop concentré à Paris et quelques hauts lieux, à la différence de l’Espagne qui a su transformer tout son territoire en produit d’appel touristique. Par ailleurs, en France, plus d’une dizaine de millions de touristes internationaux ne font que transiter par les aéroports, notamment à Roissy. Certains d’entre eux se rendant en Espagne…

Cap sur l’industrie

L’Espagne bénéficie d’un coût du travail relativement faible qui permet d’attirer des investissements internationaux. Plusieurs constructeurs automobiles y ont ainsi implanté des usines. Stellantis y dispose de trois sites (Villaverde – Madrid, Figueruelas – Saragosse, Vigo – Galice), représentant environ 40 % de la production espagnole et produisant notamment 93,5 % des véhicules électriques du groupe en Espagne. Renault possède également trois sites : Palencia (voitures hybrides et thermiques), Valladolid (voitures et moteurs), Séville (boîtes de vitesses). Ford a une usine à Almussafes (Valence), la plus importante du groupe en Europe. Volkswagen Group, avec sa filiale SEAT/Cupra, produit plus de 530 000 véhicules par an. Mercedes, Iveco, Mitsubishi et Chery (Chine) sont également présents. Au total, 2,38 millions de véhicules ont été produits en Espagne en 2024, plaçant le pays au deuxième rang européen, après l’Allemagne et devant la France. Le secteur automobile représente 10 % du PIB et 18 % des exportations en 2023.

Coût horaire moyen par salarié dans l'industrie manufacturière ©Phillipe Crevel
Coût horaire moyen par salarié dans l'industrie manufacturière ©Phillipe Crevel

Face au vieillissement démographique, l’Espagne a misé sur l’immigration pour faire répondre aux besoins de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs. L’immigration nette dépasse en moyenne 150 000 personnes par an depuis 2016, contre 90 000 pour la France. Le gouvernement espagnol a annoncé récemment une réforme visant à faciliter la régularisation des immigrés en situation irrégulière. Cette réforme pourrait concerner jusqu’à 300 000 personnes par an durant les trois prochaines années.

Le soutien européen

L’Espagne a su tirer pleinement profit des crédits européens, en particulier du plan NextGenerationEU. 30 % des sommes versées à l’Espagne ont été allouées aux transitions énergétique et numérique. Le plan, dans sa globalité, représente 10,2 % du PIB espagnol. À ce jour, un tiers des crédits a été effectivement versé.

L’Espagne doit faire face néanmoins à plusieurs faiblesses qui pourraient, à terme, peser sur sa croissance. Le niveau des compétences des actifs, la performance de son système éducatif et les faibles dépenses en recherche et développement constituent de véritables handicaps. Le modèle de croissance espagnol repose encore sur la création d’emplois peu qualifiés. L’Espagne figure, avec la France et l’Italie, parmi les États européens ayant les plus faibles niveaux de compétences dans leur population active.

Résultats à l'enquête PIAAC de l'OCDE ©Phillipe Crevel
Résultats à l'enquête PIAAC de l'OCDE ©Phillipe Crevel

Le système éducatif obtient des résultats modestes dans le cadre de l’enquête PISA de l’OCDE.

Résultats aux enquêtes PISA de l'OCDE (score global) ©Phillipe Crevel
Résultats aux enquêtes PISA de l'OCDE (score global) ©Phillipe Crevel

En 2024, l’Espagne consacre seulement 1,5 % de son PIB à la recherche et développement, contre 3,8 % pour la Suède, 3,2 % pour l’Allemagne et 2,2 % pour la France. Le nombre de robots installés pour 10 000 employés de l’industrie manufacturière (2023) n’est que de 174, loin des niveaux observés en Allemagne, en Chine ou en Corée du Sud. Enfin, la productivité espagnole est en déclin depuis plusieurs années, ce qui pourrait nuire à moyen terme à sa compétitivité globale.

Nombre de robots installés pour 10 000 employés de l'industrie manufacturière (2023) ©Phillipe Crevel
Nombre de robots installés pour 10 000 employés de l'industrie manufacturière (2023) ©Phillipe Crevel

La croissance espagnole entre 2015 et 2025 est réelle, solide et mieux orientée que celle de plusieurs grands pays européens. Elle s’appuie sur un modèle fondé sur le tourisme, les services, une certaine compétitivité-coûts et l’immigration. Ce modèle a su tirer parti des soutiens européens et des opportunités post-Covid. Il demeure, en revanche, fragile : la faiblesse de la productivité, le retard en recherche et en innovation, ainsi que les tensions sociales (logement, salaires, jeunesse) peuvent, à terme, ralentir la dynamique. Plus qu’un miracle, pour l’heure, c’est une reprise bien pilotée mais encore incomplète.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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