Diplomatie de guerre

Diplomatie de guerre

Tandis qu’Erdogan parrainait un accord ukraino-russe pour l’exportation de céréales sous le regard de Guterres, Secrétaire général de l’ONU, Macron téléphonait à Zelenski puis Poutine pour éviter une catastrophe et obtenir une inspection des agents de l’AIEA à la centrale nucléaire de Zaporijia. Cette fois Polonais et Baltes ne critiquent pas, conscients qu’en cas d’explosion, ils seraient aux premières loges. D’autant que Medvedev luciférise : « des accidents peuvent aussi se produire dans les centrales européennes ». Ceux qui se moquaient de la naïveté des échanges téléphoniques voient qu’il ne faut jamais couper la ligne, même avec un Human Bomb.

La Pologne dénonce la direction franco-allemande de l’Europe, trop naïve avec les Russes.

Il ne s’agit pas seulement de jouer les pompiers. Le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, dénonce dans une tribune la direction franco-allemande de l’Europe : « L’égalité des Etats individuels est de nature déclarative. La pratique politique montre que les voix allemande et française ont une importance prépondérante. » Dans le fond, il a raison : l’Europe c’est d’abord l’alliance franco-allemande. Quand le couple est déséquilibré, l’Europe patine. Il serait facile de répondre que si le PIB des Polonais par habitant est devenu le double de celui des Russes, c’est aussi la faute au condominium franco-allemand. Mais la question n’est pas là. 

Morawiecki explique que c’est la mansuétude, la naïveté franco-allemande vis-à-vis de la Russie qui a mené l’Europe au bord du gouffre. Les Américains confirment : ils avaient averti dès octobre de l’invasion russe, en vain. (On se demande ce qu’ils ont fait pour l’empêcher, sinon de dire qu’ils ne bougeraient pas). Le Premier polonais suggère donc d’en finir avec la cécité politique franco-allemande, de laisser la parole aux « petits » Etats européens. C’est-à-dire, en réalité, aux Américains : la « Jeune Europe » de Rumsfeld serait de retour.

Kissinger : « l’Ukraine devra être traitée comme un membre de l’OTAN ».

A l’inverse, Kissinger, lui, expliquait en mai à Davos que des « politiques imprudentes de la part des États-Unis et de l’OTAN pourraient avoir déclenché la crise en Ukraine ». Il ajoutait que l’Ukraine « devrait céder une partie de son territoire afin de faire la paix avec la Russie ». Cela semblait évident, mais avant la guerre. Kissinger, aujourd’hui, change d’avis : « d’une façon ou d’une autre, formellement ou officieusement, l’Ukraine devra être traitée comme un membre de l’OTAN». Ce qui signifierait non seulement armer l’Ukraine, mais combattre avec l’Ukraine. Ni les Polonais, ni les Américains ne sont prêts à aller jusque-là. D’autant que pour les Américains, la guerre d’usure convient parfaitement.

Pour les Etats-Unis, cette guerre n’est qu’une des pièces de la bataille pour le leadership mondial.

Petit à petit, l’Ukraine ronge la Russie, tandis que l’économie chinoise tourne au ralenti et que le pétrole retrouve ses prix d’avant crise. Pour les Etats-Unis, cette guerre n’est qu’une des pièces de la bataille pour le leadership mondial. Les Américains ayant montré en Syrie puis en Afghanistan leur désengagement des affaires du monde, Chinois, prudemment, et Russes, violemment, ont jugé le moment venu de s’engouffrer dans les brèches du Moyen-Orient, d’Asie, d’Afrique… Les mercenaires Wagner prennent ainsi la place des Français en Centrafrique puis au Mali ; les prêts chinois (140 milliards en dix ans) remplacent ceux des pays de l’OCDE. Alors Emmanuel Macron et Anthony Blinken, le secrétaire d’état américain, font la tournée en Afrique, pour resserrer les liens, ou plutôt les rangs. En vain ? Les Africains n’ont pas besoin des Américains, des Français, des Russes, des Chinois voire des djihadistes pour animer conflits, coups d’Etat et guerre civiles. L’Afrique est en ébullition non alignée permanente.

Quel visage peut avoir l’Europe de l’après-guerre d’Ukraine ? Kissinger, dans ses variations : « Si vous pensez que le résultat de votre effort doit être d’imposer vos valeurs, alors l’équilibre est impossible ». La Russie rêve-t-elle, comme l’Ukraine, de devenir une démocratie libérale ? Quelle Russie après la guerre ?

Imaginer Poutine remplacé par un dirigeant pro occidental relève du mirage.  

L’hypothèse d’une victoire est abandonnée depuis le retrait des forces de Kiev et de Kharkov. Les Russes n’avancent plus dans le Donbass. Comme prévu, cette fin août, le rapport de force tourne à l’avantage des Ukrainiens. D’où le changement de ton de Poutine : il accepte l’entremise d’Erdogan sur les céréales, celle de Macron sur la centrale nucléaire (dans les deux cas, non sans gain : exporter lui aussi des engrais, laisser des forces sans risque autour de la centrale).

Si les Russes sont européens, ils ne se voient pas comme occidentaux.

Pour autant, il y a échec et défaite. On peut imaginer une défaite totale, et un changement de régime. Mais qui remplacerait Poutine sinon un autre Poutine ? Un temps de troubles serait-il plus rassurant ? Imaginer Poutine remplacé par un dirigeant pro occidental relève du mirage. Si les Russes sont européens, ils ne se voient pas comme occidentaux. 

Il est cependant possible, avec ou sans Poutine, qu’une Russie humiliée mais pas trop, espère une normalisation, non avec les Américains, mais avec les Européens, ne serait-ce que pour sauver la face et son économie. Cela parait impossible aujourd’hui, et pourtant, à moyen terme, nécessaire aux Russes et aux Ukrainiens. 

Parce que l’autre possibilité, la plus probable, est la plus désespérante : une Russie définitivement coupée de l’Europe, avec un Etat de plus en plus fermé, policier, dépendant de la Chine, qui lui achète déjà son pétrole avec un rabais de 30%.

Cela ne déplairait peut-être pas aux Etats-Unis, encore que cela ferait du plus vaste pays du monde un vassal de la Chine, ce qui ne serait pas très malin. De qui cela dépend-il ? 

De l’attitude européenne, c’est-à-dire du condominium franco-allemand quoi qu’en pense la Pologne. L’Europe a montré son unité et sa détermination. En acceptant l’adhésion de l’Ukraine, elle a pris un risque politique majeur, celui de se disloquer, avec un pays trop lourd à porter, un pays qui doit sa résistance plus aux États-Unis, qui sont loin, qu’à l’Allemagne et à la France.

Sans industrie de défense franco-allemande, pas de politique européenne.

L’Allemagne réarme. Pour l’instant, la Bundeswehr est, de fait, sous contrôle américain. Les dirigeants allemands se sont engagés pour constituer une industrie militaire franco-allemande. Mais dans tous les programmes, celui de l’avion du futur, du char, de l’hélicoptère, les difficultés, voire les renoncements, s’accumulent. Sans industrie de défense franco-allemande, pas de couple franco-allemand. Sans couple franco-allemand, pas de politique européenne. Sans politique européenne, pas d’Europe. Un accord de libre-échange et l’Otan suffiraient. L’élément crucial, dans le choix allemand, ne sera pas la France, ni la Russie, ni les Etats-Unis, mais la Chine, parce que le marché chinois est un élément clé de l’économie allemande. Et l’Allemagne n’a aucune envie d’être entrainé dans un conflit avec la Chine. D’où l’intérêt d’une « Weltpolitik » autonome, mais que ne peut définir l’Allemagne seule -elle a besoin de la France- … ce que remarque fort bien le Premier ministre polonais.

Le condominium franco-allemand durera. Zaporijia aide les Polonais à le comprendre.

Le jeu diplomatique est jeu de guerre, c’est-à-dire de survie. Pour l’Ukraine, la Russie, l’Europe, la France et l’Allemagne. Céder l’Ukraine à Poutine, c’eût été disparaître. La résistance ukrainienne illustre l’identité européenne. Mais le combat n’est pas fini. Il est idéologique : se priver de la capacité d’attrait des démocraties libérales serait une stupidité, non seulement morale mais surtout politique. Il est militaire : aider les Ukrainiens à libérer leur territoire, conduire Poutine à négocier. Il est « multifrontal », « multimodal », comme on dit multilatéral, pour assurer notre propre indépendance, y compris vis-à-vis des États-Unis … et de la Pologne.  Un cavalier seul de la France, ou de l’Allemagne, serait un enterrement de seconde classe. Le condominium franco-allemand, il faut l’espérer, durera. Et les coups de fil aussi.

La proximité de Zaporijia aide les Polonais à le comprendre. Toute la difficulté est de parler sous les bombes avec des menteurs dans une négociation de prise d’otage. Ultime variation Kissinger : « Comment marier notre capacité militaire avec nos objectifs stratégiques et comment les relier à nos objectifs moraux, c’est un problème insoluble ». Encore faut-il avoir une capacité militaire, des objectifs stratégiques – et moraux. Une fois qu’on les a, la réponse est la démarche.

Laurent Dominati
Laurent Dominati

Laurent Dominati

a. Ambassadeur de France

a. Député de Paris

Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press

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