Le refus de la fusion Siemens/Alstom par la Commission européenne a été sévèrement jugé tant par le Gouvernement français que par de nombreux experts. La Commission a justifié sa décision en se fondant sur le droit de la concurrence. Ce dernier est-il devenu une entrave au bon développement de l’économie européenne ou joue-t-il son rôle pour lutter contre la constitution de situation de monopole ?
Les Européens sont schizophrènes en matière de concurrence. Ils entendent lutter contre les oligopoles au nom de la défense des droits des consommateurs et afin de faire baisser les prix. Ils peuvent estimer que les situations de position dominante empêchent l’essor de PME et aboutissent à des pratiques peu en phase avec le développement durable (agriculture par exemple). Ils dénoncent le rôle des multinationales, surtout celles d’origine américaine ou chinoise.
Par ailleurs, ces mêmes européens critiquent la Commission ou les États membres quand ces derniers freinent ou empêchent des fusions de se réaliser. Cette dernière position est justifiée par la nécessité de constituer des géants européens pouvant faire face aux à leurs concurrentes étrangères.
Un effet de 8% de hausse sur le pouvoir d’achat
Depuis 2000, l’Europe défend plutôt une politique concurrentielle. Les concentrations y sont moindres qu’aux États-Unis. Le Conseil d’analyse économique a réalisé une étude pour apprécier l’importance et les effets des concentrations. Les rapporteurs de l’étude ont comparé l’évolution des prix par rapport au coût unitaire du travail entre l’Europe et les États-Unis. Cet exercice mené sur les dix principaux pays de l’Union européenne et les États-Unis montre que sur la période 2000-2015, les prix ont augmenté de 15 % de plus aux États-Unis qu’en Europe mais les salaires de seulement 7 %. La marge prix/salaire a ainsi baissé d’environ 8 % en Europe par rapport aux États-Unis. Pour un travailleur au salaire médian cela représente une hausse de 8 % du pouvoir d’achat.
Chute du prix des télécommunications.
Par ailleurs, les baisses de prix en Europe résultent souvent de mesures de politique économique ayant des effets pro-concurrentiels. La concurrence est plébiscitée quand, par exemple, à la suite de l’octroi d’une quatrième licence à Free en France en 2011, les prix des télécommunications ont baissé de 40 % en moins d’un an. Les prix des services de télécommunication qui, selon une étude du Conseil d’analyse économique de 2019, étaient plus élevés en France qu’aux États-Unis, sont devenus plus bas et le sont restés.
Les partisans de la limitation du droit de la concurrence mettent en avant que dans une économie à forte intensité capitalistique, les entreprises doivent avoir une taille suffisante pour innover et investir. Or, la pertinence empirique de cette thèse n’est pas vérifiée. Aux États-Unis, depuis vingt ans, les concentrations qui ont été réalisées dans les secteurs de l’électronique, de l’informatique ou de la chimie ont abouti à une appréciation du cours des actions et à une augmentation des bénéfices mais à une diminution des dépenses de recherche/développement. En Europe, la politique de la concurrence s’est traduite par des prix plus bas et une productivité au moins équivalente à celle des États-Unis. La relative faiblesse de l’innovation en Europe a de nombreuses causes, mais la politique de la concurrence n’est probablement pas l’une d’entre elles.
Pas d’effet négatif sur l’innovation et l’investissement
L’absence de marchés de capitaux unifiés, la méfiance des Européens à l’encontre du progrès, et une formation moins centrée sur les sciences qu’au Japon, en Corée ou aux Etats-Unis, expliquent la faiblesse de l’Europe en matière d’innovations.
La politique de la concurrence est à la base de la construction européenne. L’Europe s’est bâtie sur l’idée d’un marché commun offrant à chaque entreprise la possibilité de commercer librement en son sein. La remise en cause de cette politique serait une rupture majeure dans le processus de construction de l’Europe. La lutte contre les ententes, les situations de positions dominantes visaient tout à la fois à rendre le marché plus fluide et à faciliter le développement de tous les États membres.
90% des opérations acceptées sans condition
Même si le droit de la concurrence est une des pierres angulaires de l’Union européenne, son impact au quotidien demeure modeste. Ainsi sur la période allant de janvier 2010 à décembre 2018, parmi les 2 980 opérations de concentrations notifiées à la Commission, 2 704 ont été acceptées sans conditions (90,7 %) et 156 opérations ont été autorisées sous conditions. Parmi ces fusions acceptées, certaines ont donné naissance à des champions européens de très grande taille, à l’image des fusions entre Luxottica et Essilor dans l’optique et entre Lafarge et Holcim dans le ciment. Sept opérations ont été refusées par la Commission dont deux impliquaient des entreprises américaines.
Pas d’obstacles à la naissance de groupes européens.
De ce fait, si la préservation de la concurrence peut contraindre à des cessions d’actifs de la part des entreprises voulant fusionner, le contrôle des concentrations n’apparaît pas comme un obstacle à l’émergence de grandes entreprises européennes. Les instances nationales des États membres ont, en outre, tendance à atténuer les décisions des autorités européennes. Ainsi, en France, l’autorité de la concurrence a ainsi revu à la baisse les engagements que le Groupe Canal+ avait pris lors de sa fusion avec TPS puis lors du rachat des chaînes Direct 8 et Direct Star compte tenu de l’arrivée sur le marché de Netflix et d’Amazon.
En matière de subventions ou d’aides de la part des États en faveur d’entreprises en difficulté, la Commission a modifié, ces dernières années, ses positions en intégrant la nature, le rôle et la durée des aides pour apprécier si elles faussent ou non les règles du marché. Dans le cadre européen, les aides d’État portent le risque de stratégies non coopératives des États membres. Cela explique le cadre strict appliqué en Europe, qui peut susciter la crainte que des investissements publics ne soient pas mis en œuvre alors qu’ils seraient socialement profitables.
Lutte contre le dumping
En matière de lutte anti-dumping, la Commission européenne bénéficie d’une compétence exclusive. L’Europe est assez active contrairement à quelques idées reçues pour défendre son marché intérieur. Si la compétence est plutôt de nature fédérale, la mise en œuvre des procédures est toutefois subordonnée à un examen par le Comité des instruments de défense commerciale, composé de représentants des États membres, qui peut s’opposer aux préconisations de la Commission par une majorité qualifiée. L’Europe inscrit ses actions de lutte contre le dumping dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce. Si des preuves sont fournies, la Commission peut appliquer aux produits en question des droits anti-dumping compensant l’écart lié à ladite pratique. 94 mesures anti-dumping étaient en vigueur fin 2018 (27 d’entre elles étant étendues à des pays tiers pour éviter d’être contournées), dont les deux tiers concernaient la Chine.
Les consommateurs gagnant
Les aides d’État peuvent être utilisées pour une réponse européenne active. Sans entrer dans le débat complexe de la politique industrielle européenne, la question se pose de savoir si la réponse de l’Union doit également prendre des formes plus actives. À cet égard, la politique de la concurrence est souvent considérée comme un frein étant donné des contraintes qu’elle impose aux Etats membres. Malgré tout, les études ne démontent pas que leur application ait provoqué de réelles destructions d’emplois. Elles soulignent, en revanche, que les consommateurs y ont gagné.
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