La déclaration d’Ajaccio va au delà d’une réponse à la Turquie. Elle réclame une stratégie européenne pour l’ensemble de la Méditerranée. Enfin.
Il était temps ! Ainsi devait parler le Pape Pie quand il reçut l’accord du Roi d’Espagne pour adhérer à la Sainte Ligue contre les Turcs. C’était en mai 1571, en octobre la flotte turque était vaincue à Lépante. Ah, s’il aime les rappels historiques il peut être servi, Erdogan ! Lui qui aime pourfendre la colonisation et l’impérialisme, on se demande s’il va demander aux Turcs de faire repentance pour s’être installer à Constantinople, et avoir réduit en servitude Romains, Serbes, Bulgares, Grecs, Berbères, Arabes, Egyptiens, Kurdes, Arméniens, et tant d’autres, qui, contrairement à lui, n’ont aucune nostalgie de l’Empire ottoman, grand marchand d’esclaves.
Au delà de ces controverses puériles -qui juge l’histoire désapprend- il faut remercier Erdogan : Il a rendu un grand service à la France et aux Européens. Car si la presse a rendu compte du sommet d’Ajaccio en soulignant la solidarité des sept pays du Med7 (Italie, France, Espagne, Portugal, Grèce, Malte, Chypre) pour dénoncer les menaces turques et organiser la riposte, la déclaration va plus loin. Elle essaie, enfin, de dessiner une stratégie en Méditerranée.
Les menaces sur l’Europe ont leur solution en Méditerranée
La déclaration d’Ajaccio appelle l’Europe à une « politique méditerranéenne renouvelée ». Elle identifie la Méditerranée comme la clé des conflits en Afrique du nord, au Sahel, dans les Balkans et au Proche-Orient. Une évidence qui n’avait jamais été affirmée avec tant de simplicité et de détermination. Les provocations turques permettent aux pays du sud de l’Europe de démontrer à ceux du nord, Allemagne, en tête, que les menaces sur l’Europe ont leur solution, en Méditerranée.
« Puisque l’insécurité dans la zone du Sahel et du Sahara influe directement sur la situation de sécurité en Méditerranée, il conviendra d’accorder une attention particulière à cette région, surtout en matière de lutte contre le terrorisme, la traite des êtres humains et le trafic illicite de migrants, qui contribuent aux migrations irrégulières ».
Déclaration commune des chefs d’états du 10 septembre 2020 à Ajaccio – MED7
Au delà des questions de sécurité, la déclaration d’Ajaccio pointe le besoin d’une stratégie commune face aux thématiques mortelles qui sont à l’œuvre en Méditerranée et dans les pays riverains.
« Refonder un régime d’asile européen commun efficace et juste et pour renforcer la coopération avec les pays tiers d’origine et de transit. »
Déclaration commune des chefs d’états du 10 septembre 2020 à Ajaccio – MED7
Seule une définition du droit d’asile commune aux pays riverains, de nature à éliminer l’avantage imbécile de poser le pied sur le sol européen, peut mettre fin aux trafics mortels en Méditerranée.
Des biens communs euro-méditerranéens
Face au trafics d’humains, de drogue et d’armes qui entretiennent les seigneurs de la guerre en Lybie, en Syrie, au Sahel au Liban, les sept pays considèrent vitales « la surveillance et la gestion des zones côtières ». Jamais celle-ci n’a été partagée. Et la déclaration va plus loin puisqu’elle appelle à « gérer les biens communs euro-méditerranéens ».
Que peuvent être des « biens communs euro-méditerranéens » ? La mer elle–même. Sa qualité, sa santé, sa biodiversité. La Méditerranée est une des mers les plus polluées de la planète. En janvier 2021 aura lieu le sommet One Planet à Marseille et la Conférence ministérielle de l’Union Pour la Méditerranée, le 27 novembre, aura pour thème « l’économie bleue ». Tout cela semble banal, mais c’est la première fois que des chefs d’Etat et de gouvernement affirment vouloir travailler ensemble sur ces dossiers et engagent l’Union Européenne, par son plan de relance, à investir sur ces sujets.
« La future stratégie de la Commission pour développer les énergies renouvelables en mer doit prévoir une coopération pour promouvoir toutes les sources d’énergies renouvelables et propres, avec une évaluation approfondie de leur potentiel, ainsi que des instruments pour soutenir toutes les énergies marines tels que le financement de projets de démonstration à l’échelle industrielle. »
Déclaration commune des chefs d’états du 10 septembre 2020 à Ajaccio – MED7
Autre bien commun : des valeurs communes : le dialogue 5+5 (cinq pays du sud de l’Europe, cinq du nord de l’Afrique) cherche à s’appuyer sur la société civile. Le Forum Génération Egalité, qui aura lieu en France au début de l’année prochaine, aura pour thème la question de l’égalité homme/femme. Au moment où le Président tunisien vient de confirmer la loi donnant aux fils le double de l’héritage des filles, conformément à la tradition musulmane, c’est une thématique audacieuse, et necessaire.
Valeurs communes sur les deux rives
La déclaration commune d’Ajaccio va donc bien au delà de la Turquie. Elle définit aussi des politiques et des principes clairs sur la Lybie, la Syrie, le Liban, Israël et les Palestiniens (Elle salue les accords de paix entre Israël et les Emirats et Bahreïn, tout en rappelant l’impératif d’une solution à deux Etats). Constamment, elle se réfère au droit international, au droit de la mer, aux décisions des Nations Unies, à la nécessité de solutions politiques et à la nécessité du dialogue, tout en prêchant la fermeté. Ainsi sur la Lybie, elle vise le Qatar, la Russie et la Turquie « Nous restons également prêts à adopter des sanctions à l’encontre des acteurs impliqués dans la violation de l’embargo et des droits de l’Homme, ainsi que de ceux qui s’opposent au processus politique. »
Réactiver les discussions sur Chypre
Cerise sur le gâteau d’Erdogan, elle invite à reprendre les discussions sur Chypre, divisé en deux depuis 1974 et l’invasion turque selon « la volonté affichée par le Secrétaire général des Nations Unies ».
Les outrances verbales d’Erdogan masquent difficilement son échec. Il a retiré son navire d’exploration. Les Etats-Unis ont fait savoir leur agacement : entre les alliés européens, notamment France et Italie, et la Turquie, il y a une marge qu’aucun Erdogan ne peut combler. La mobilisation des Pays du Med7 ont porté leur fruit, à Washington comme à Bruxelles ou Berlin. Le Haut Représentant de l’UE Josep Borell a préparé un train de sanctions contre la Turquie, avec l’accord de la majorité des groupes du Parlement européen.
La Turquie n’est pas le sujet le plus important. Face à une Europe unie, elle n’a aucune marge de manœuvre. L’essentiel, c’est le début d’une stratégie européenne pour la Méditerranée. Maroc, Algérie, Tunisie, comme l’Europe, en ont un urgent besoin. Le vide appelle les conflits, la Méditerranée a besoin de paix. Seule l’Europe, désormais, peut l’apporter.
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