La France est un des pays les plus égalitaires au monde. Les écarts de revenus après redistribution fiscale et sociale figurent parmi les plus faibles. Pour autant, le sentiment d’injustice reste élevé et a même tendance à s’accroître. L’accroissement relatif de revenus et de patrimoine concerne essentiellement les 0,1 % les mieux dotés. Le taux de pauvreté monétaire reste, de son côté, très stable au fil des années.
Malgré les crises rencontrées lors de ces cinquante dernières années, de nombreuses avancées sociales ont été réalisées. Le nombre de jeunes Français accédant à l’enseignement supérieur est passé de 850 000 à 2,6 millions de 1970 à 2020. Le niveau de vie des retraités est devenu supérieur à celui de la moyenne de la population. En 2020, 5 % des retraités touchent le minimum vieillesse contre plus d’un tiers en 1970. La couverture santé concerne désormais l’ensemble des ménages.
L’important n’est pas l’inégalité en tant que telle mais son ressenti, le sentiment d’injustice qu’éprouve une part non négligeable de la population n’est pas discernable par les statistiques. Il échappe par nature à la rationalité. Que Neymar ou Messi gagnent plus que le PDG le mieux payé du CAC 40 et 2000 fois plus que le salarié au SMIC pourrait être considéré comme injuste ; or tel n’est pas le cas.
Le refus de l’arbitraire et du mépris
Les injustices sont le miroir de nos sociétés. Elles changent de visage tout en demeurant un cri de révolte, un mal-être, une défiance à l’encontre de l’ordre existant. De l’abolition des privilèges le 4 août 1789 aux « gilets jaunes » de 2018, si les revendications évoluent tout comme la forme des combats, le refus de l’arbitraire, du mépris et de la marginalisation demeure.
À la différence des grandes revendications sociales des XIX et XXe siècles, la lutte contre les injustices est de moins en moins régulée par des représentants ou des intermédiaires. Elle n’est plus l’expression d’une conscience de classe ou d’une communauté organisée et hiérarchisée. Elle est à l’image de la société, plus individualiste, plus émotionnelle. Elle prend forme à partir d’évènements comme le mouvement « MeToo » en lien avec l’affaire Weinstein en 2017 ou celui de « Black Lives Matter » né en 2013 aux États-Unis.
Les injustices naissent d’un fort besoin de reconnaissance et d’un profond respect des différences. L’individu ne se définit plus exclusivement par sa personnalité juridique ou son statut social mais par son histoire comprenant celle de ses aïeux, son orientation sexuelle, sa religion, etc. Cette révolution conceptuelle s’inscrit dans le champ plus large de la mutation des sociétés contemporaines.
Jusque dans les années 1980, un salarié se définissait par rapport à son statut – cadre, employé, ouvrier – et par rapport à sa branche professionnelle. L’ouvrier de Renault se définissait avant tout comme un « métallo », comme le salarié d’une petite usine de décolletage. Aujourd’hui, avec la parcellisation du travail, ces références sont, en grande partie, tombées. Le travail obéit de moins en moins à la règle des trois unités, de lieu, de temps et d’action. Il forme un continuum avec les loisirs et la vie familiale. La symbolique des manifestations revendicatives a été également bousculée. Les gilets jaunes se réunissant sur des non-lieux, les ronds-points, rassemblaient des personnes venant d’horizons très divers, ayant peu de revendications concrètes à satisfaire, et refusant toute structuration de leur mouvement.
La jeune suédoise Greta Thumberg a mobilisé, de manière informelle, de nombreux jeunes, indignés, pour reprendre l’expression de Stéphane Hessel, devant l’inaction des ainés dans la lutte contre le réchauffement climatique. Si dernièrement, aux États-Unis, les travailleurs indépendants des plateformes de ventes à domicile se sont ligués afin de bénéficier de meilleures conditions de travail, ce type de mouvement demeure rare.
Nouvelles injustices protéiformes
Les nouvelles injustices protéiformes sont difficiles à agréger par les partis politiques et les syndicats dont la structuration a longtemps obéi à un schéma cartésien, voire manichéen, autour des thèmes du progrès, du partage des richesses et du pouvoir des familles. Ils étaient les catalyseurs des tensions et des passions. Avec les réseaux sociaux, la voix de toutes et tous a la même valeur ou presque et peut être entendue par toutes et tous. Elle semble avoir plus de résonnance que celle qui est placée dans une urne.
Le partage d’une image sur Instagram a pris le pas sur le bulletin de vote anonyme
Le partage d’une image, d’une émotion ou d’un cri sur Twitter, TikTok, Instagram ou sur une télévision d’information continue a pris le pas sur le bulletin de vote anonyme. La téléréalité a envahi le monde en s’imposant comme mode de communication à l’intérieur comme à l’extérieur des écrans. Les injustices sont d’autant plus insupportables que le secret est banni, que tout est public ou presque. Les filtres et donc le recul ont disparu. La société est ainsi devenue plus transparente et plus brutale.
Autrefois, la correction d’une injustice de statuts passait par l’adoption ou la suppression d’une loi, la correction d’une injustice sociale par une prestation. Mais aujourd’hui, pour la correction d’une injustice de situation liée à son histoire, ses origines, sa culture, son orientation sexuelle ou son lieu d’habitation, la solution est évidemment plus complexe.
Face aux nouvelles injustices, les pouvoirs publics sont contraints d’inventer de nouvelles formes d’intervention allant de la discrimination positive à l’action mémorielle.
Ces nouvelles injustices si elles sont souvent de nature individuelle, confèrent étrangement à l’État des responsabilités accrues. Il lui est demandé de réduire au maximum les incertitudes de l’existence. Tout le monde doit être en capacité de réussir ses études, son emploi, sa vie, etc. L’État n’est plus seulement la nounou des citoyens, il se doit en toute circonstances de trouver les solutions. Les citoyens, otages et tyrans de l’action publique, hésitent entre défiance et amour, dépendance et rejet. Cette évolution de la lutte des injustices qui modèle la vie en société, depuis des millénaires comme Albert Camus l’a décrit dans son essai de 1951, L’homme révolté, met donc à rude épreuve le système démocratique. Dans une société où toutes les voix s’expriment publiquement en temps réel sur les réseaux, le principe d’élire, par bulletin secret, un représentant, un chef, peut apparaître incongru.
En France, l’abstention est devenue la règle pour les élections tout comme en Suisse pour les référendums. Certains suggèrent la reconnaissance du vote blanc, d’autres le passage au vote en ligne. L’une comme l’autre de ces propositions pourraient ne pas faire revenir vers les urnes les abstentionnistes qui sont, pour un nombre non négligeable d’entre eux, non pas contre le système mais « asystème » ou entrés de plain-pied dans un nouveau système pas encore défini.
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