Emmanuel Macron agite la presse internationale. Après avoir donné une interview à Al Jazzeera, corrigé le Financial Times, reproché à la presse américaine de s’enfermer dans un communautarisme suspect, il a affiché son désaccord avec la ministre de la défense allemande sur l’OTAN, puis, dans « Jeune Afrique », dénoncé les manœuvres de la Turquie et de la Russie, en Afrique. Chacun en prend pour son grade, avant de conclure par un entretien de haut vol donné à « Le Grand Continent », une revue fondée par l’Ecole Normale Supérieure, pour rappeler qu’en France, on pense. Le Président aussi. (Lesfrancais.press reportent l’entretien tel qu’il a été publié sur le site de l’Elysée)
Difficile de contester les principes rappelés par Emmanuel Macron : coopération internationale, autonomie stratégique européenne, partenariat Europe Afrique, importance des valeurs, au premier rang desquelles le combat pour la liberté : Tout cela est bel et bon.
La vision française est-elle la bonne?
Et pourtant. Outre l’art de se fâcher avec tout le monde (Américains, Britanniques, Russes, Allemands, Turcs, Chinois…), la vision française donnée au monde est-elle la bonne ?
Quand Emmanuel Macron appelle propose de « Faire de l’Europe la première puissance éducative, sanitaire, digitale et verte. », il souligne les manques ou les illusions, et le doute, au delà des mots, s’installe. N’y aurait-il pas trop de mots, justement ? N’est-on pas à coté de la plaque ?
Le « nouveau capitalisme » dont parle Emmanuel Macron ferait du commerce une variable seconde, après celle du réchauffement climatique et de la lutte contre les inégalités. Ce serait le « Consensus de Paris ». Le contraire de ce que vient de faire la Chine et quinze pays d’Asie qui viennent de signer le plus grand accord de libre échange de la planète. Ils croient -sont-ils naïfs !- que la mondialisation a fait sortir de la pauvreté des centaines de millions de personnes, et réduit les inégalités, en rattrapant le niveau de vie occidental.
Penser l’Europe en puissance « digitale, éducative, sanitaire et verte » parait novateur, mais traduit déjà une vision dictée par l’actualité, déjà dépassée par le monde tel qu’il va.
Comme si rien ne s’était passé depuis un an.
La réponse à la crise, c’est la financiarisation de l’économie.
Quelle est la réalité ? En cette année 2020, la dette mondiale s’est accrue de 15.000 milliards de dollars. La réponse à la crise, c’est la dette : de 320% du PIB mondial elle est passée à 365%, 3.6 fois la richesse mondiale : 277.000 milliards de dollars. La financiarisation est la politique choisie par les Etats.
Inutile de disserter sur la « financiarisation » de l’économie quand la moitié des dépenses publiques en France est financée par la dette. On peut toujours rêver de l’annuler, cela s’appellerait une banqueroute et présenterait un inconvénient hors de prix : on ne pourrait plus emprunter.
Lutter contre les inégalités ? Les pays riches bénéficient de taux bas, notamment les Européens et les Américains. Les pays pauvres voient déjà leurs taux s’envoler et poindre la banqueroute. Il en sera de même des entreprises et des ménages. Ceux qui ont des réserves, des capitaux, un emploi stable, auront des crédits faciles, les autres… Nous ne sommes pas tous égaux devant la dette.
Le K : les uns montent, les autres chutent
La sortie de crise dessine un K : une barre monte, l’autre chute. La Chine a retrouvé son niveau d’avant crise, et entraine l’Asie. Les Gafas, américains, enregistrent des croissances insolentes. Le petit commerce meurt. En Europe, l’Allemagne et les pays du nord enregistre un déficit de croissance moitié moindre que ceux du sud. Comment renforcer l’Europe quand les écarts s’accroissent ?
La France, elle, cumule les pires indicateurs. Championne du confinement, avec 725 morts du Covid par million d’habitants, elle dépasse la Suède, (620) l’anti modèle, se rapproche de l’Italie (815), des États-Unis (782). L’Allemagne est à 137. Le budget du système de santé français, centré sur l’hôpital public, est un des plus élevé au monde. Modèle sanitaire, dites-vous ?
L’économie est à l’image de la santé. Pour 2020, avec une baisse du PIB de 11%, la France est très loin de la Chine : +1,8%, des États-Unis : -4,3%, de la Suède -4,3%, de l’Allemagne -5.8%.
La Ministre de l’écologie annonce des coupures d’électricité cet hiver, tandis que des centrales au charbon rouvrent pour compenser la fermeture de Fessenheim. La France sauve ses industries automobiles et aéronautiques à coups de milliards. Sont-elles l’avenir de la croissance verte et de l’économie digitale ?
Peut-on prétendre faire partager sa vision au monde avec ces feuilles de route ?
Déjà, la Commission européenne s’inquiète des mesures prises par la France. Ce qui signifie que l’Allemagne commence à s’inquiéter des finances françaises. Pologne et Hongrie refusent de lier budget et état de droit. Et l’on tordra le nez aux Américains, Chinois, Indiens, Russes et Brésiliens pour imposer des contraintes « vertes et solidaires » ? Simples prétextes pour refuser un monde qui va trop vite pour la vieille Europe, pensent-ils avec raison.
Maintenir la solidarité avec un décrochage économique
La question de fond est de savoir comment nous pourrons maintenir un tel cadre de solidarité et financer une transition écologique avec un tel décrochage économique.
« Le monde d’après », rêvé lors du premier confinement, devait être plus égalitaire, plus sain, plus zen. Le deuxième confinement le montre plus conflictuel, nationaliste, âpre, compétitif, autoritaire.
Les pays d’Asie qui ont signé l’accord de libre échange représentent plus de 2 milliards d’individus, veulent sortir de la pauvreté et s’en donnent les moyens. Ils produisaient en 1950 25% du Pib mondial, en 2050 ce sera 60%. Nombre d’entre eux sont des pays « illibéraux », qui mettent en avant un système autoritaire, antidémocratique, indifférent au droit tel qu’on le conçoit. En 2000, la part des pays démocratiques dans le Pib mondial était de 86%. En 2050, si rien ne change, ce sera 60% (selon Blomberg Freedom House).
Absurdistan
Tel se dessine le vrai monde. Le Président a raison sur ce point : une lutte s’engage à nouveau entre ceux qui placent la liberté comme principe premier et les autres, qui relativisent les valeurs démocratiques.
Est-ce alors le moment de vanter notre modèle ? Aujourd’hui, dans un pays confiné, arrêté par décret, que le Zeit décrit comme l’Absurdistan, c’est plutôt un exercice hors sol, qui fait sourire les Chinois et leurs admirateurs.
Le Président serait plus écouté si la France était enviée par ses réussites, Ce qui supposerait remettre en cause notre fonctionnement : institutions, ministères, tribunaux, écoles, hôpitaux, administration, police, perceptions, sans parler d’un corpus normatif que nul n’envie. Changer tout cela serait la première réponse, urgente, à la crise.
Avant de se faire plaisir en projetant un monde sain, propre, cultivé, juste, commençons par cultiver notre jardin. L’idée nouvelle serait de s’inspirer des recettes des autres. L’interview du Président est brillante: par ce qu’il dit, et, hélas, par ce qu’il ne dit pas. Le monde d’après est là. Il y a urgence.
Laurent Dominati
Editeur de lesfrancais.press.
Ancien Ambassadeur de France au Conseil de l’Europe, ancien député de Paris.
Laisser un commentaire