Un monde de célibataires

Un monde de célibataires

Pendant des millénaires, l’union conjugale fut à la fois une norme sociale et une nécessité économique. Les célibataires avaient vocation à rejoindre le service de Dieu, faute de quoi elle ou il était considéré(e) comme un marginal. Le mariage apparaissait alors avant tout comme le passage obligé avant la procréation.

Le rôle pivot des femmes

Ne pouvant guère accéder à des emplois rémunérateurs et souvent confrontés à un grand nombre d’enfants en raison de l’absence de contraception, les femmes dépendaient des hommes pour leurs revenus et leur sécurité. Elles n’avaient pas les moyens d’élever seules des enfants. En quelques décennies, la norme du mariage, et plus largement celle du couple, a reculé, voire implosé. Il existe désormais une déconnexion entre mariage et procréation.

En France, plus de la moitié des enfants naissent de parents non mariés. Le nombre de divorces s’est multiplié. Dans tout le monde développé, le célibat s’impose comme le nouvel horizon des modes de vie. En Finlande et en Suède, près d’un tiers des adultes vivent seuls. Depuis 2010, la part des personnes vivant seules a augmenté dans 26 des 30 pays les plus riches. Selon une estimation de The Economist, il y aurait aujourd’hui cent millions de célibataires de plus qu’il n’y en aurait eu si les taux d’union étaient restés au niveau de 2017. En France, près d’un couple sur deux finit par divorcer. Toujours selon l’Insee, la part des ménages composés d’une seule personne est passée de 27 % à 38 % entre 1990 et 2022. Aux États-Unis, la proportion de jeunes adultes âgés de 25 à 34 ans vivant sans conjoint ni partenaire a doublé en un demi-siècle : 50 % des hommes et 41 % des femmes.

Choix ou contrainte ?

La montée du célibat est à la fois un choix pour certains et une contrainte pour d’autres. Les femmes peuvent désormais choisir de vivre seules en toute autonomie financière. La stigmatisation sociale du célibat a largement reculé : les termes péjoratifs de « vieille fille » ou de « vieux garçon » sont devenus rares. Certaines femmes refusent de vivre en couple par peur de la violence masculine ou pour privilégier leur carrière. Les hommes, de leur côté, ont perdu en attractivité, étant davantage touchés par les difficultés d’insertion professionnelle et la précarisation des emplois.

Le célibat peut être une libération mais aussi une source d’amertume. Si de nombreuses célibataires, surtout des femmes, se disent heureuses, les enquêtes révèlent qu’entre 60 % et 73 % des personnes seules préféreraient être en couple. Un sondage américain de 2019 indiquait que la moitié des célibataires ne cherchaient pas activement de partenaire, mais que seuls 27 % invoquaient le plaisir d’être seuls pour l’expliquer. Beaucoup ont renoncé, par découragement ou par absence de partenaires jugés à la hauteur.

Si tant de gens souhaitent former un couple sans y parvenir, c’est que le “marché relationnel” fonctionne mal. En Chine, le déséquilibre entre hommes et femmes dû aux avortements sélectifs se traduit par un fort taux de célibat masculin. En Occident, la plus grande égalité entre les sexes a remis en cause les repères traditionnels. Les femmes, après des siècles de domination masculine, entendent désormais profiter de leur indépendance.

L’amour, ce nouvel acteur du mariage

Jusqu’au milieu du XXᵉ siècle, le mariage d’amour était l’exception ; il est aujourd’hui devenu la norme. Et celle-ci pèse lourdement sur les couples. Trouver « l’âme sœur » relève souvent du combat, peuplé d’illusions et de désillusions. Les réseaux sociaux et les applications de rencontre nourrissent des attentes irréalistes.

La vie amoureuse des autres paraît toujours plus enviable sur Instagram, et la sélection en ligne accentue les exigences. En moyenne, la majorité des utilisatrices exigeraient qu’un homme mesure au moins 1,83 mètre, écartant d’emblée 85 % des prétendants. À cela s’ajoute une polarisation politique croissante : aux États-Unis, les jeunes femmes se situent majoritairement à gauche, les jeunes hommes plutôt à droite. Beaucoup refusent désormais toute relation avec un partenaire d’opinion contraire, rendant la compatibilité plus rare.

Cœurs
Image d'illustration © Adobe Stock

En France, les exigences sociales demeurent élevées. Plus autonomes, les femmes se montrent plus sélectives : un compagnon médiocre ne leur semble plus préférable à la solitude. Elles souhaitent plus souvent un partenaire instruit, stable financièrement et capable de partager les tâches domestiques. Le recul de la réussite scolaire masculine et les difficultés professionnelles des moins diplômés marginalisent une partie des hommes sur le marché du couple.

La diminution des interactions sociales réelles contribue également à la progression du célibat. Les jeunes passent de plus en plus de temps en ligne et sortent moins. Les réseaux alimentent des peurs symétriques : chez les femmes, la crainte de l’agression ; chez les hommes, celle d’être publiquement humiliés après un rendez-vous. Le désir sexuel est lui aussi en recul. Selon une étude IFOP publiée en février 2024, les jeunes Français auraient de moins en moins de relations sexuelles, faute de temps, de désir ou de rencontres, malgré la multiplication des applications censées les faciliter. Les nouvelles technologies accentuent par ailleurs une fragilité émotionnelle : les jeunes reçoivent sans filtre une multitude d’informations en mode passif et peinent à hiérarchiser ce flot. L’incapacité à exprimer des émotions autrement que par les écrans devient une source majeure de frustration.

La solitude, un danger pour la société ?

Des sociétés de célibataires sont souvent des sociétés plus malheureuses. La solitude constitue un fléau qui est mis en avant en particulier par les jeunes. L’état mental de ces derniers tend à se dégrader. Aux États-Unis, un cinquième des étudiants avaient reçu, en 2019, un diagnostic ou un traitement pour dépression, contre un dixième dix ans plus tôt. Avec la pandémie de Covid, ce taux a encore progressé. En France, un jeune sur cinq serait également confronté à des troubles mentaux. Aux États-Unis, le nombre de suicides de jeunes a fortement augmenté : il aurait doublé de 2010 à 2023 chez les filles de 10 à 14 ans. En France, les pensées suicidaires ont plus que doublé depuis 2014 chez les 18-24 ans (de 3,3 % à 7,2 % en 2021).

Pour rompre la solitude, de plus en plus de personnes adoptent un animal. Les dépenses consacrées aux animaux de compagnie ont explosé avec la pandémie. Entre 2019 et 2023, elles ont augmenté de 11 % par an aux États-Unis en termes nominaux, contre 6 % pour les dépenses de consommation globale. Entre 2009 et 2018, cette hausse n’était que de 5 %. En France, la progression est similaire : environ 11 % par an. Le nombre d’animaux de compagnie y a fortement augmenté : entre 2013 et 2023, le nombre de chats est passé de 10 à 12 millions, celui des chiens de 7 à 7,5 millions. Les Français posséderaient également près de 30 millions de poissons d’aquarium, 5 millions d’oiseaux et 2,5 millions de rongeurs.

Chien
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À défaut de chien ou de chat, 7 % des jeunes célibataires américains se disent prêts, selon The Economist, à envisager une relation sentimentale avec un compagnon artificiel doté d’intelligence artificielle. Ces « lovebots » apprendront vite à perfectionner leurs attentions : l’IA est patiente, aimable et ne demande ni de ranger la salle de bains, ni de trouver un meilleur emploi.

Un monde de célibataires se dessine. Il transforme en profondeur la société, du logement au tourisme. Autrefois, le modèle dominant du marketing était celui de la famille avec deux enfants ; demain, ce sera celui d’une femme ou d’un homme seul(e).

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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