Depuis plus d’une décennie, les indices « actions » américains battent record sur record. Régulièrement, des oiseaux de mauvais augure prédisent la survenue d’un krach boursier qui, pour le moment, ne s’est pas produit. L’indice Nasdaq Composite a ainsi progressé de +91 % en cinq ans, et le S&P 500 de +89 %. En 2025, malgré la multiplication des incertitudes économiques, le Nasdaq a gagné 12 % et le S&P 500 10 %. L’intelligence artificielle porte le cours de nombreuses valeurs dont celles de NVIDIA, d’Oracle ou de Microsoft.
Des valorisations élevées
Avec l’engouement pour l’intelligence artificielle, le PER (Price Earning Ratio – ratio cours/bénéfice) est en forte hausse. Il atteint 34,5 pour le Nasdaq Composite et 26,6 pour le S&P 500. Pour mémoire, lors de la bulle internet de 2000, le PER du Nasdaq dépassait 40 et, le S&P 500 culminait à 27 avant la crise de 2007.
Pour que de tels niveaux soient justifiés, il faudrait que les bénéfices progressent de manière soutenue et durable. En 2024, les profits du Nasdaq 100 ont certes augmenté de +25 % et ceux du S&P 500 de +11,9 %. Cette croissance des bénéfices est imputable en grande partie à la compression des salaires réels par rapport à la productivité, comme le montre le décalage croissant observé depuis une décennie. Or, une telle asymétrie dans le partage de la valeur finit toujours par se corriger, que ce soit par des hausses salariales ou par un ralentissement des marges bénéficiaires. De 2010 à 2025, les salaires réels aux États-Unis ont augmenté de 15 %, contre +25 % pour la productivité.
Un contexte macroéconomique fragilisé
Après un cycle d’expansion alimenté par le rebond post-Covid et les plans de relance, la croissance américaine ralentit nettement. Au premier semestre 2025, le PIB n’a progressé que de +1 % en rythme annualisé.
Les politiques menées par l’administration Trump expliquent en grande partie ce ralentissement. L’augmentation des droits de douane sur les importations perturbe les chaînes de valeur mondiale, provoque une hausse des prix et réduit le pouvoir d’achat des ménages. Les restrictions migratoires — avec 1,4 million d’entrées en moins entre janvier et juin 2025 — pèsent sur le dynamisme démographique et la disponibilité de main-d’œuvre. Ces mesures pénalisent la consommation, l’investissement productif et les perspectives d’innovation. En termes comparatifs, la croissance américaine de 1 % contraste avec les rythmes plus soutenus de l’Asie. La Chine devrait enregistrer une croissance de +4,8 % en 2025 et l’Inde une croissance de +6,2 %.
L’intelligence artificielle : promesse ou mirage ?
La rentabilité des investissements réalisés dans l’intelligence artificielle (IA) reste incertaine. Les quatre principales sociétés du secteur de l’information et de la communication — Amazon, Meta, Microsoft et Alphabet — ont prévu de consacrer 364 milliards de dollars à l’IA en 2025, après 223 milliards en 2024 et 140 milliards en 2023. Cette trajectoire d’investissements qui triple en deux ans, n’a guère d’équivalent dans l’histoire économique récente, si ce n’est lors de la bulle internet ou des investissements dans le pétrole de schiste au début des années 2010. Les revenus attendus sont loin d’être garantis. La concurrence entre les différents acteurs du secteur pèse sur les marges ; la gratuité de nombreux outils et langages d’IA rend complexe la rentabilisation des investissements, dont les coûts augmentent. Le risque est celui d’une bulle d’investissement où la dépense précède la génération de flux de trésorerie, un scénario qui rappelle le destin des opérateurs télécoms au début des années 2000.
La psychologie des marchés : le retour des particuliers
Comme souvent avant les grandes corrections, l’euphorie actuelle est alimentée par les investisseurs individuels. La part des actions dans les portefeuilles des ménages américains dépasse 45 % de leurs actifs financiers, un niveau proche de celui atteint en 1999 ou en 2007. Or, l’histoire montre que ces phases de montée en puissance des actionnaires individuels précèdent un krach. Lors des précédentes bulles, les ajustements ont été violents. En 2000, la bulle internet a effacé près de 80 % de la valeur du Nasdaq en deux ans. En 2007-2008, la crise des subprimes a entraîné une chute de –57 % du S&P 500. Un choc comparable aujourd’hui pourrait retrancher plusieurs trillions de dollars de capitalisation, avec des effets directs sur la consommation via l’effet richesse négatif.
Une correction connotée politiquement
Au-delà des marchés, une correction majeure serait un désaveu pour l’administration américaine. La promesse de Donald Trump d’un renouveau industriel et d’une prospérité durable serait remise en cause. Un krach boursier amplifierait le ralentissement de la croissance américaine. Pour le reste du monde, les conséquences seraient immédiates. Les marchés européens, déjà fragilisés, subiraient un contrecoup. L’Asie, bien que plus dynamique, verrait son commerce extérieur ralenti. Quant aux capitaux, ils se réfugieraient probablement vers l’or, le dollar et les obligations souveraines de qualité, accentuant encore les déséquilibres financiers mondiaux.
Trois scénarios de correction boursière peuvent être imaginés
Une baisse de –20 % des indices
Une telle correction retrancherait environ 9 000 milliards de dollars de capitalisation aux marchés américains (la capitalisation totale étant proche de 45 000 milliards de dollars fin 2024). Avec 45 % des actifs financiers des ménages américains placés en actions, cet ajustement représenterait une perte de 4 000 milliards de dollars pour ces derniers. L’effet richesse réduirait la consommation de –0,6 à –0,8 point de PIB en 2026, ramenant la croissance américaine à un niveau proche de 0 %. En Europe, une baisse équivalente de –15 % serait probable, amputant le CAC 40 ou le DAX de leurs gains récents.
Une chute de –40 % des indices
La capitalisation boursière américaine perdrait près de 18 000 milliards de dollars. Les ménages américains subiraient une perte de 8 000 à 9 000 milliards de dollars, un choc comparable en intensité à celui de 2008. La consommation reculerait de –1,5 à –2 points de PIB, provoquant une récession américaine dès 2026. Le commerce international ralentirait au minimum de –3 %, équivalant à une contraction de 0,5 point de PIB pour la zone euro et de 0,8 point pour la Chine, plus exposée aux échanges avec les États-Unis.
Un effondrement de –60 %, à la manière de 2000-2002
Plus de 27 000 milliards de dollars s’évaporeraient, soit l’équivalent du PIB cumulé des États-Unis et du Japon. Les ménages américains perdraient 12 000 milliards de dollars, une onde de choc systémique. La consommation reculerait de –3 à –3,5 points de PIB, entraînant une récession prolongée. Les fonds de pension et assureurs seraient contraints de réduire leurs allocations, provoquant un « crédit crunch ». Les pays émergents subiraient une fuite des capitaux, avec des chutes de devises de l’ordre de 15 à 20 %. L’Europe verrait sa croissance amputée de –1,5 point, basculant elle aussi en récession.
En cas de survenue d’un de ces scénarios, les actifs suivants seraient gagnants :
- Obligations souveraines américaines : le rendement des Treasuries à 10 ans pourrait baisser de 100 à 150 points de base.
- Or : une correction de 40 % des marchés pourrait propulser le prix de l’once au-delà de 4 000 dollars.
- Dollar : malgré la crise américaine, la devise resterait recherchée, en particulier face aux monnaies émergentes.
Wall Street vit aujourd’hui dans un paradoxe. Les incertitudes se multiplient, or les cours augmentent. Les investisseurs fixent peu la ligne d’horizon, préférant regarder celle des taux directeurs. Cette vision court-termiste peut déboucher sur un ajustement violent.
Auteur/Autrice
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Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.
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