Alors que le Président a dissout l’assemblée tunisienne et renvoyé le Premier ministre. On analyse cette situation inédite dans cette jeune démocratie et on fait le point sur la situation des expatriés.
Le coup de force de Kaïs Saïed
Il se présente comme l’austérité même. C’est même pour cela que ce quasi inconnu a remporté l’élection présidentielle haut la main, avec plus de 72% des voix et le soutien de la jeunesse, impressionnée par ce professeur d’Université qui n’avait ni parti, ni ami, et affichait un discours radical contre la corruption. Il est vrai que son adversaire du deuxième tour faisait campagne depuis la prison.
On le disait un peu islamiste sur les bords, mais ses convictions religieuses ne le mettaient pas sous la coupe d’Ennadha et de son chef Rached Ghannouchi, actuel Président du Parlement. Au contraire, cela fait des mois, depuis les élections législatives, que le Président et l’Assemblée, dominée par les Islamistes d’Ennadha, s’observent, se menacent, se neutralisent.
800.000 Tunisiens ont basculé dans la pauvreté suite à la pandémie
En pleine crise sanitaire, trois ministres de la santé ont passé. Le dernier, est resté à peine quelques jours. Quant au gouvernement, instable, il gardait huit postes ministériels vacants sur 27. Le Premier ministre, Hichem Mechichi, troisième chef du gouvernement en moins d’un an, n’était lui-même en place que depuis septembre 2020.
Depuis la révolution des Printemps arabes de 2011, la Tunisie est le seul pays à être resté démocratique. Mais la démocratie n’a pas réglé, loin de là, les problèmes économiques et sociaux. Beaucoup de Tunisiens pensent plutôt le contraire, évoquant avec nostalgie les années Ben Ali, en tout cas sur le plan économique. Plus d’un jeune sur trois est au chômage. Crise nouvelle sur fond de crise, le Covid a apporté son désastre, ruiné le tourisme, accusé les failles d’un Etat appauvri. 800.000 Tunisiens ont basculé dans la pauvreté suite à la pandémie. En 2020, le pays a enregistré une récession de 8,8 %, la dette publique représente plus de 100 % de PIB, la moitié de ses réserves en devises a été apportée par les prêts du FMI depuis 2015.
La semaine dernière, le ministre de la Santé a été limogé. Kaïs Saïed demandait à l’armée de prendre en charge la lutte contre le Covid. Même si la Tunisie a augmenté le nombre de lits de réanimation, passant de 90 à 500, même si 8% des Tunisiens sont vaccinés, les hôpitaux sont saturés, l’oxygène et le matériel médical manquent. 18.000 morts pour 12 millions d’habitants, -un taux de décès comparable à celui de la France (1670 morts pour 1 million d’habitants en France, 1608/1M en Tunisie) mais le nombre de cas explose. La gestion de la crise est considérée comme un échec tragique.
Le Professeur de droit a suspendu les activités du Parlement et a démis le Premier ministre
Le 25 Juillet, jour de la fête de la République, des manifestants ont appelé à un changement de régime, conspuant le gouvernement, accusé d’incompétence. Dans la soirée, Kaïs Saïed les a écoutés : Le Professeur de droit a suspendu les activités du Parlement et a démis le Premier ministre Hichem Mechichi, soutenu par Rached Ghanouchi. Ce dernier campe dans une voiture devant le Parlement, fermé par l’armée, tandis que ses partisans affrontent ceux de Kaïs Saïed à coup de pierres et de bouteilles.
Ce sont donc les Islamistes qui en appellent à la démocratie et le Constitutionaliste qui ferait un Coup d’état. Ce dernier s’appuie sur l’article 30 de la Constitution qui lui donne des pouvoirs exceptionnels en cas de « péril imminent ». «La Constitution ne permet pas la dissolution du Parlement mais elle permet le gel de ses activités» argumente le Professeur Président. Une interprétation discutable de la Constitution adoptée en 2014, puisque l’article 80 prévoit au contraire que durant toute la période de « péril imminent », « l’Assemblée des représentants du peuple est considérée en état de réunion permanente ».
Le « péril imminent » est le variant delta
Le Président a aussi annoncé lever l’immunité parlementaire des députés et promis de poursuivre les personnes impliquées dans des affaires judiciaires, précisant qu’il prenait le contrôle des services du procureur général. Voilà une concentration des pouvoirs inédite.
Le « péril imminent » est donc le variant delta, dernière manifestation de l’épidémie, qui frappe de plein fouet la Tunisie, désorganise le système de santé, l’économie et désormais les institutions.
Le Président a en Tunisie, peu de pouvoirs, sinon pour la défense et la politique étrangère. Kaïs Saïed n’a jamais masqué son regret de voir le gouvernement dépendre de l’Assemblée, lui qui affirmait qu’un régime parlementaire convenait mal à la Tunisie et préférait la constitution de pouvoirs locaux autonomes et d’un Président fort.
Personne en Tunisie ne pense qu’il pourrait exercer un pouvoir autoritaire, encore moins solitaire
Il a donc a décidé de se charger directement «du pouvoir exécutif avec l’aide d’un gouvernement dont le Président sera désigné par le Chef de l’Etat». Seulement, Kaïs Saïed est un homme seul. Il n’a jamais exercé de fonctions politiques avant son élection, n’a pas de parti, peu de réseaux, pas d’ancrage. Personne en Tunisie ne pense qu’il pourrait exercer un pouvoir autoritaire, encore moins solitaire. Il faudra bien trouver une porte de sortie.
En attendant, les réactions à l’étranger se multiplient. La Turquie a réclamé le retour à la démocratie. Bel hommage d’Erdogan à l’état de droit ! Il est naturellement solidaire des Frères musulmans d’Ennadha. D’ailleurs la chaîne qatari des Frères, Al Jazeera été fermée par la police à Tunis. Plus curieusement l’Allemagne s’est empressée de demander le retour « à l’ordre constitutionnel le plus rapidement possible » et de préserver « les libertés civiles ». Elle doit avoir des informations pour penser qu’elles ont menacées.
Elle ne fait pourtant pas partie des pays proches qui ont manifesté une particulière solidarité avec la Tunisie au moment de la crise sanitaire. L’Arabie saoudite, le Qatar, l’Algérie, les Emirats, l’Egypte, la Chine ont envoyé du matériel médical et des dons. La France a envoyé de l’oxygène et un demi-million de doses de vaccins. L’aide française devrait encore monter en puissance. Au total, près de 5 millions de doses devraient parvenir d’ici la mi-août.
La France réagit
La France a réagi en deux temps aux annonces de Kaïs Saïed. L’Ambassade s’est limité à un communiqué prudentissime:
« Des rassemblements ont eu lieu ces derniers jours et pourraient se poursuivre, notamment à Tunis et dans les grandes villes.
Communiqué de presse du Ministère des Affaires étrangères français
Il convient de faire preuve de vigilance et de se tenir à l’écart des rassemblements. Il est également recommandé de se tenir informé de la situation, avant d’envisager un déplacement. ». Puis le Quai d’Orsay a publié un communiqué mesuré : « La France a pris connaissance des décisions que le Président de la République tunisienne a annoncées hier soir. La France suit avec la plus grande attention l’évolution de la situation politique en Tunisie. Elle souhaite le respect de l’État de droit et le retour, dans les meilleurs délais, à un fonctionnement normal des institutions, qui doivent pouvoir se concentrer sur la réponse à la crise sanitaire, économique et sociale. Dans le plein respect de la souveraineté de la Tunisie, la France appelle également l’ensemble des forces politiques du pays à éviter toute forme de violence, et à préserver les acquis démocratiques du pays. La France se tient aux côtés des Tunisiens face aux défis auxquels leur pays est confronté. »
Aider la Tunisie et les Tunisiens
Cette crise peut permettre à la société tunisienne de sortir de l’impasse politique. Elle oblige aussi les pays européens et surtout l’Union européenne à s’intéresser de plus près à son environnement immédiat. Les pays du Maghreb sont les plus proches voisins de l’Europe, ils sont confrontés à des crises multiples qui rejaillissent fortement sur le continent européen. Depuis longtemps, la Tunisie crie au secours. En tout cas, il faut aider la Tunisie et les Tunisiens. D’autant qu’il y a peu de chance que Kaïs Saïed ne se transforme en dictateur. Il lui faut de toute façon s’entourer pour gouverner, même et surtout dans l’urgence d’une crise.
Qu’en pensent les expatriés en Tunisie ?
Nous avons contacté la présidente de l’Union des Français de l’Etranger de Sousse, Roselyne Cordin, pour connaitre le sentiment des expatriés en Tunisie.
Confiance au peuple tunisien
Les Français de Tunisie ont décidé de faire confiance au peuple tunisien. Alors que les évènements s’enchainent, les Tunisiens restent calmes, mêlant manifestations et vie quotidienne. La fermeture des aéroports n’a pas, non plus, provoqué de panique. A l’UFE, aucun membre n’a exprimé d’inquiétude ou le souhait de rejoindre la France d’urgence.
« La vie continue calmement »
Roselyne Cordin – Union des Français de l’Etranger de Sousse
Au contraire, pour Roselyne Cordin, les Tunisiens expriment des messages d’apaisement, comme si la décision du Président était plus une « délivrance » qu’un souci. Ces dernières semaines, les expatriés étaient des spectateurs inquiets des mouvements de colère qui se développaient dans tout le pays. Désormais, le peuple semble avoir été entendu selon Roselyne Cordin et la police comme l’armée ont fraternisé avec les manifestants, éloignant, au moins pour un temps, tout risque de dérapage.
Et donc dès ce 26 juillet, les administrations, les commerces ont repris leur activité dans le plus grand calme, continuant d’apaiser les retraités et les actifs français présents en Tunisie.
Les évènements du 25 et 27 marquent un tournant majeur pour la Tunisie mais qui ressemble plus à une deuxième chance pour la démocratie qu’à un énième coup d’état.
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