Aucune famille, dans aucun pays, n’est épargnée par les méfaits de la drogue. Ceux qui croient y échapper en subissent, sans le savoir, les conséquences politiques, sociales, sociétales.
L’Allemagne a décidé d’autoriser le cannabis récréatif. La loi devrait passer à l’automne. Elle s’inscrit dans un mouvement progressif d’autorisation de la consommation, production, voire distribution de cannabis. Outre l’Allemagne, Tchéquie, Luxembourg, et Suisse prennent le même chemin.
L’usage récréatif du cannabis est autorisée en Uruguay depuis 2012, au Canada en 2018, dans différents Etats américains, comme la Californie, depuis 2014. Malte permet depuis 2021 la production de cannabis à usage personnel ; et sa consommation, comme en Espagne, et les Pays-Bas.
A l’inverse, France, Chypre, Finlande, Grèce, Turquie, Suède maintiennent l’interdiction, même si la permissivité, pour usage personnel, gagne de fait.
Officiellement, les Etats sont tenus, par trois conventions internationales, depuis 1961, de lutter contre la drogue. Ces conventions laissent des marges de manœuvre, que ce soit pour l’usage médical, les sanctions, les exceptions, les politiques de santé publique, la liberté du commerce, et même la liberté d’expression. Aux Etats-Unis, qui ont déclaré la « guerre à la drogue » en 1971, plusieurs référendums, dans différents Etats, ont légalisé la production de cannabis, les tribunaux ont censuré l’interdiction d’en faire de la publicité.
Paradoxe : l’interdiction profite au crime organisé.
En Europe, 20% des jeunes entre 15 et 24 ans ont consommé du cannabis au cours de l’année. L’idée selon laquelle les Etats permissifs connaissent une flambée de drogue au contraire des Etats prohibitionnistes est contrebattue par l’expérience : « Aucune relation n’a été trouvée entre les changements de législation et la consommation de cannabis » analyse l’observatoire européen des drogues. En somme, ni l’autorisation, ni l’interdiction n’ont empêché l’explosion de la consommation de drogue. Nulle part. En revanche, un gouvernement qui dépénalise la consommation est jugé comme « laxiste ». Paradoxe, car l’interdiction profite au crime organisé.
L’impact politique et social dépasse désormais l’enjeu de la santé publique. Déjà, la disproportion entre l’accompagnement des drogués et les moyens mis en œuvre contre les réseaux sont… stupéfiants : en France, la lutte policière contre la drogue représente deux milliards d’euros. La prévention : quatre millions.
Le gouvernement allemand, comme ceux d’autres pays, considère qu’il vaut mieux organiser un marché « légal » du cannabis pour assécher le marché noir. Cela a été efficace au Québec. En Europe, même les pays permissifs ne sont pas allés jusque-là, ce qui a pour conséquence de laisser les acteurs du crime organisé en place. Le but affirmé de la coalition allemande, comme au Danemark, est pourtant de faciliter un vrai marché.
L’entre-deux de la situation actuelle est la pire des situations.
L’entre-deux de la situation actuelle, les pays « prohibitionnistes », qui n’empêchent rien, et les pays « permissifs », qui n’osent légaliser, créer un vrai marché avec règles et contrôle, est la pire des situations. Le crime s’étend.
Le création d’un marché ouvert, légal, contrôlé, affaiblirait les réseaux criminels, comme le disent, depuis des années, plusieurs chefs d’état latino-américains, confrontés à ce que sont les cartels. C’est aussi l’avis de bien des responsables de la DEA américaine.
D’autant que de nouvelles drogues envahissent le marché. A San Francisco, le Fentanyl, cinquante fois plus puissant et trois fois moins cher que l’héroïne, fabrique une armée de zombies. Le maire dit qu’il ne peut rien faire vis-à-vis des 4000 toxicomanes qui restent dans les rues. Les Etats-Unis accusent la Chine d’en vendre les composants chimiques, les Chinois parlent de mauvaise foi. N’a-t-on pas fait deux guerres contre la Chine pour les obliger à acheter de l’opium ?
En France, cette semaine, à Nîmes, un enfant de dix ans a été tué, son oncle blessé, dans une fusillade de gangs. Deux jours plus tard, un homme a été assassiné dans le même quartier. L’enjeu, le contrôle d’un point de deal, comme à Marseille : 70 fusillades depuis le début de l’année, trente morts. Un tueur se paie seulement 15.000 euros.
200.000 personnes « travailleraient en France dans le marché illégal de la drogue.
Le marché de la drogue en France représenterait 3 milliards d’euros. 200.000 personnes y travailleraient. En 2022, 251.400 ont été mis en cause pour usage de stupéfiants et 49.000 personnes pour trafic (voir l’article de Philippe Crevel sur lesfrancais.press).
Anvers est le premier port d’entrée de la drogue en Europe, devant Rotterdam. Belgique et Pays-Bas se demandent à quel point ils sont devenus des narco-Etats. Pas en raison des coffee shops, mais parce que seulement 1 à 2 % des containers qui entrent dans leurs ports sont contrôlés.
L’Europe est le deuxième marché mondial de la cocaïne, après les Etats-Unis. Les exportateurs de Colombie, Pérou, Équateur, Bolivie, vendent directement en Europe, évitant la ponction des cartels mexicains. La route méditerranéenne n’est pas fermée : la Mocro mafia, qui contrôle la distribution aux Pays-Bas, est d’origine marocaine. 90% du cannabis consommé en France vient du Maroc, non sans complicité des autorités marocaines.
La puissance des organisations criminelles est sous-estimée. Drogue et traite sont liées.
La puissance des organisations criminelles est sous-estimée : le ministre de la Justice enlevé en Belgique (projet), le candidat centriste anticorruption assassiné à quelques jours du scrutin présidentiel en Equateur. La guerre des cartels y a fait l’an dernier 4 à 5000 morts. Le Président du Paraguay lié aux trafiquants locaux, comme ceux du Guatemala, du Honduras, du Venezuela… Le dictateur assyrien Assad et sa famille sont les premiers narcotrafiquants de drogue du Moyen-Orient, avec la bénédiction (et les commissions) russes. Sans les liens entre la mafia russe et le FSB, peut-on comprendre Poutine ? Sans les accords entre les mafias serbes, monténégrines, albanaises, et la route du Caucase, ou celle, plus au sud de la Turquie, comprend-on les Balkans ?
Les réseaux criminels sont des réseaux de distribution multicartes. La traite des personnes occupe la première place sur le marché du crime, le cannabis la deuxième. Mais si l’on additionne les marchés des drogues et ceux de tous les trafics de personnes, alors la drogue arrive en tête. Drogue et traite sont liées. Les coups d’état au Sahel s’explique moins par le djihad que par le contrôle des routes multiples, drogue qui vient directement d’Amérique du Sud, traite humaine, armes. La guerre en Ukraine a interrompu le trafic par la Russie, il se rabat, d’Iran, sur les ports roumains. Récemment, les Américains ont repris les discussions avec les Talibans. Non sur le sort fait aux femmes, mais sur la surveillance du trafic de drogue.
Aucun pays n’échappe à l’emprise du crime, pas plus que la géopolitique.
A quel point les mafias locales imprègnent-elles les systèmes politiques, corrompent, collaborent ? Aucun pays n’échappe à l’emprise du crime, pas plus que la géopolitique. Nigeria, Géorgie, Iran, Syrie, Maroc, Dubaï, Birmanie, Russie, Mexique, Venezuela, Brésil, Argentine, Pérou, Guatemala, Salvador, Honduras, Espagne, Pays-Bas, Belgique, Italie, Turquie, Malte, Roumanie, Venezuela, Équateur, Bolivie, où s’arrêtera la liste ? Haïti, est un pays, un État détruit. Les gangs y font la loi. L’ONU réclame une force internationale. Personne ne veut y aller.
L’Europe ne fait pas que consommer. Les Pays-Bas sont devenus le premier producteur d’ecstasy au monde. Or il n’existe pas de pays dans lequel la puissance du crime organisé ne se soit pas étendue à la sphère politique.
Le crime organisé sait que la démocratie est son ennemi, son meilleur marché.
Jusqu’à présent, les démocraties, selon les indices internationaux de criminalité, résistent mieux au crime organisé que les autres régimes. Si la démocratie, par sa transparence, le contrôle des forces de police, et donc la lutte contre la corruption, se bat contre le crime, le crime organisé sait que la démocratie est son ennemi, son meilleur marché.
En Italie, l’an dernier, 36 communes, dans lesquelles vivent 750.000 habitants, infiltrées par les mafias, ont été placées sous tutelle. Loin d’être guérie, l’Italie a obtenu des succès en Sicile ; la notion d’association mafieuse, le statut de repenti, la confiscation des avoirs criminels sont des exemples à suivre. Mais cela ne suffit pas, loin, de là. La mafia calabraise ne sait plus que faire de sa fortune.
L’initiative allemande est à suivre de près. Créer un marché légal permet de surveiller les produits et stopper la plus-value de la prohibition au profit du crime. Cela permet aussi une politique de santé publique de prévention. Concentrer la répression sur la criminalité organisée au lieu de conforter les cartels et gangs criminels par la prohibition.
Que l’on aborde la question sous l’angle de la santé publique, celui de la lutte contre le crime, de la politique locale ou internationale, on est obligé de constater un dramatique échec depuis 1961. Il n’y a pas moins de drogués. Les cartels et autres groupes criminels sont devenus des puissances. De vraies puissances politiques. Ils s’entendent et s’étendent.
Créer un marché légal permettrait de surveiller les produits et stopper la plus-value de la prohibition au profit du crime.
Une autre approche est nécessaire. Toutes les sociétés sont malades de la drogue, toutes sont des enfants de la drogue, de ces milliards blanchis, de ces corrupteurs, de ces organisations dans les cités, avec le modèle social du gamin qui s’enrichit vite et mal, jusqu’aux palais présidentiels. On ne détruit pas les cartels en leur laissant le monopole de produits de plus en plus envahissants. La police n’y pourra jamais rien. Bien des Etats succombent aux gangs. Il faut renoncer aux postures de fermeté sans suite, soigner les jeunes en les accompagnant, confisquer le marché en le légalisant, légiférer contre l’appartenance à une association criminelle, nationale ou internationale.
La lutte contre la drogue passe par une nouvelle politique de santé publique, à peine esquissée, d’autre part, par la lutte contre le crime international. L’interdiction ne fonctionne pas pour l’une, mais alimente l’autre. Rester dans l’entre-deux de la permissivité sans la légalité est la pire des situations, la plus malsaine pour les consommateurs, la pire pour le tissu social, la plus dangereuse pour les Etats.
Laurent Dominati
a. Ambassadeur de France
a. Député de Paris
Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press
Laisser un commentaire