Chirac, Sarkozy, Hollande puis Macron. Les présidents français n’ont cessé d’appeler de leurs voeux une taxe carbone aux frontières. Plus de 10 ans plus tard, l’idée a fait son chemin à Bruxelles et la Commission européenne prévoit de l’intégrer dans son plan de relance. Une initiative européenne qui irrite Pékin alors que le prochain sommet UE Chine se tiendra lundi prochain.
La Chine, mais aussi la Russie et les Etats-Unis ont fait savoir qu’ils étaient contre. Qu’importe, l’Union européenne a pris sa décision. « L’UE n’acceptera pas que des biens non conformes aux normes environnementales concurrencent injustement les produits européens, tout en nuisant à notre planète », indiquait le président du Conseil européen Charles Michel, à l’occasion du Forum économique de Bruxelles le 8 septembre. « Nous sommes prêts à mettre en place un mécanisme d’ajustement aux frontières pour le carbone, conformément à un EU ETS amélioré, afin de protéger nos conditions de concurrence équitables ». La Commission devrait présenter une proposition de directive dès le second trimestre 2021, dans le cadre du Green deal. Et ce, d’autant plus que dans le cadre du plan de relance, « (…) une dette devant être honorée, la Commission devra progressivement augmenter ses ressources propres », expliquait le commissaire européen chargé du marché intérieur, le français Thierry Breton, lors d’une audition, conjointe avec la commission des affaires européennes mardi 2 juin.
L’objectif des « mesures d’ajustement carbone aux frontières » (ou Border carbon adjustments, BCA) est de limiter les « fuites de carbone » résultant de la délocalisation d’industries fortement émettrices de gaz à effet de serre ou de transferts de production vers des pays ayant des politiques climatiques peu ambitieuses, rappelle le Conseil économique pour le Développement durable dans une note de synthèse.
Proposée initialement par le président français Jacques Chirac, reprise par les conclusions du Grenelle de l’environnement en 2007, réclamée par Nicolas Sarkozy qui avait déclaré que « ceux qui produisent sale doivent payer », le projet de taxe carbone aux frontières suscitait la méfiance des partenaires européens de la France. François Hollande l’avait néanmoins remis sur le tapis sans plus de succès. Puis Emmanuel Macron a continué de défendre cette position. À Bruxelles, c’est désormais acté.
Une Europe puissante, une idée française
“On arrive à un point où certaines idées françaises sont bien mieux acceptées en Europe. C’est le cas par exemple de l’autonomie stratégique, de la souveraineté industrielle ou encore de la taxe carbone,” explique à Euractiv France Eric Maurice, directeur du bureau bruxellois de la Fondation Schuman.
“La taxe carbone aux frontières permet à l’Europe de s’affirmer et de montrer qu’elle se défend contre le dumping climatique. On y retrouve deux logiques : celle du Green Deal et celle d’une défense commerciale,” poursuit-il, le principe d’une taxe carbone aux frontières étant d’éviter toute concurrence déloyale, précise M. Maurice.
Pour l’expert en affaires européennes, la discussion sur l’application d’une taxe carbone aux frontières européennes s’inscrit dans un contexte géopolitique plus large qui voit l’Union européenne prendre conscience de ses intérêts stratégiques. “Il ne s’agit plus de faire passer les intérêts commerciaux avant tout”, relève-t-il, évoquant la fin d’une “naïveté européenne” notamment envers ses relations avec la Chine.
Or assumer une Europe puissante, “qui ne s’excuse pas d’exister et réalise que son destin ne peut et ne doit être délégué à des puissances extérieures”pour reprendre la formule du Secrétaire d’Etat chargé des Affaires européennes Clément Beaune, c’est reprendre une idée française, souligne encore Eric Maurice.
Des contours encore floues
Il n’empêche, les contours de ce mécanisme restent flous. “On est au travail”, indique Yannick Jadot (Verts), rapporteur sur la taxe carbone aux frontières pour le Parlement européen. “L’UE joue sa crédibilité et sa légitimité dans la lutte contre le dérèglement climatique et la transformation de notre modèle économique !”, avait-il déclaré lors d’une réunion informelle intense de la Commission consultative des mutations industrielles (CCMI) du Comité économique et social européen le 2 septembre.
La Commission européenne a de son côté lancé une consultation publique, le 22 juillet, ouverte jusqu’au 28 octobre. Les options évoquées dans son questionnaire : des droits de douane appliqués à certains produits à forte intensité carbone et dans des secteurs à risque de fuite de carbone ; une extension du marché européen du carbone aux importations, qui impliquerait l’achat de quotas d’émissions ETS par les importateurs ou les producteurs de pays tiers ; l’achat de quotas en dehors de l’ETS ; une taxe carbone (droit d’accise ou TVA) sur la consommation de produits européens et importés qui relèvent de secteurs à risque de fuite de carbone. La consultation aborde aussi le type d’émissions qui pourraient être prises en compte : émissions directes ou indirectes liées à l’électricité utilisée pour la production, prise en compte des des émissions liées au transport des produits, etc. Tout un programme.
Des réticences allemandes qui persistent
Toutefois, il reste de sérieuses réticences allemandes à surmonter. Bien que le président de la République Emmanuel Macron et la chancelière allemande Angela Merkel l’avait présenté ensemble dans le cadre de leur proposition de fonds de relance mi-mai, le sujet ne fait pas l’unanimité outre-Rhin.
« Intellectuellement, le concept est formidable, mais encore faut-il qu’il puisse être mise en place. Cela doit être fait de manière à ce que la taxe carbone aux frontières soit gérable pour notre économie »
Le directeur général de la politique économique au ministère de l’économie, Philipp Steinberg, lors d’une discussion organisée en février dernier à Berlin par la plateforme de dialogue sur l’énergie Forum für Zukunftsenergien.
Il a précisé que le gouvernement était en train d’évaluer plusieurs modèles du mode d’application de la taxe carbone aux frontières.
Moins diplomatique, la Fédération des Caisses d’épargne, les Sparkassen, véritables épines dorsales de l’économie nationale, affirme, étude à l’appui, qu’elle y voit “de sérieux problèmes de faisabilité, équitable et efficace ».
Si la taxe carbone aux frontières peut effectivement combattre les fuites carbones, sa mise en œuvre s’avère complexe, “et on ne sait pas très bien comment elle se conformerait aux règles commerciales existantes”, ajoutent les économistes. Il est également peu probable que des revenus fiscaux substantiels puissent être attendus de ce mécanisme, selon le rapport.
Pire, le fait que la comptabilisation du carbone soit laborieuse s’avère n’être qu’une “petite partie du problème.” Le rapport prévient ainsi que des modèles commerciaux pourraient se développer pour contourner cette taxe carbone. Par ailleurs, la possibilité de mettre en œuvre le mécanisme d’une manière conforme aux règles existantes de l’Organisation mondiale du commerce n’est pas non plus claire et pourrait même, au pire, se transformer en une perte nette pour les budgets nationaux, peut-on également lire.
Pour Nicolas Berghmans, chercheur politiques énergie-climat à l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales (Iddri), la taxe carbone aux frontières doit être regardée comme l’un des éléments d’une politique ambitieuse de décarbonation des secteurs industriels.
“Mais il faut veiller à ne pas conditionner la décarbonation des secteurs industriels à la mise en oeuvre de cette taxe qui est complexe et incertaine en raison d’obstacles techniques, réglementaires et politiques”, prévient-il.
Nicolas Berghmans
Il suggère que l’UE et les États membres devraient en parallèle déployer des politiques de soutien à la création d’un marché pour les innovations bas carbone de rupture dans l’industrie, qui prendraient la forme de « contrats pour différence », indexés sur un prix du carbone élevé, ou d’accès préférentiel au marché pour les produits et matériaux bas carbone.
Si la perspective d’une taxe carbone aux frontières européenne fait l’objet de signaux de défiance de certains partenaires commerciaux qui voient dans cette proposition une velléité protectionniste, elle peut aussi servir de catalyseur à une discussion globale sur la décarbonation de certaines industries fortement émettrices dont les progrès sur le plan climatique sont aujourd’hui très faibles partout dans le monde, relève le chercheur.
Laisser un commentaire“L’Union européenne devrait, une fois sa proposition clarifiée, savoir tendre la main à ses partenaires commerciaux et leur proposer l’établissement de coopérations pour la décarbonation des secteurs industriels concernés comme des alternatives crédibles à l’application de la taxe. »
Nicolas Berghmans