Taïwan : l’ambiguïté en sursis

Taïwan : l’ambiguïté en sursis

Dans les années 1960, les points de crispation entre les deux grandes puissances de l’époque, les États-Unis et l’URSS, s’appelaient Berlin — avec le fameux blocus — et Cuba — avec la crise des missiles. Aujourd’hui, la Chine a pris la place de l’URSS comme principal rival de l’Oncle Sam et leur point de tension pourrait être Taïwan.

Pékin revendique Taïwan comme une province chinoise. À ses yeux, cette île a toujours été une partie intégrante du territoire national. Elle aurait fait sécession de manière illégale en 1949. C’est un problème de sécurité intérieure devenu une affaire internationale. Les autorités chinoises se sont fixées pour objectif de mettre un terme à cette sécession d’ici 2049, année du centenaire de la prise du pouvoir par les communistes. Elles n’excluent pas une invasion si l’île venait à proclamer son indépendance. Même si l’étouffement progressif ou la négociation restent leurs voies privilégiées.

Les Taïwanais ont choisi le Parti démocrate progressiste (DPP), favorable à l’indépendance

Taïwan, de son côté, souhaite préserver son statut de démocratie autonome. Depuis la visite officielle de Nixon à Pékin en 1972 et la reconnaissance de la Chine populaire en 1979, les États-Unis ont adopté une stratégie d’ambiguïté délibérée. Ils s’efforcent d’empêcher une déclaration formelle d’indépendance. Le tout en s’opposant à toute intervention militaire, avec à la clé des livraisons régulières d’armes à Taïwan, sans pour autant garantir explicitement sa sécurité ultime.

Ces dernières années, les tensions entre la Chine et Taïwan se sont accrues. Lors des trois dernières élections présidentielles, les Taïwanais ont choisi le Parti démocrate progressiste (DPP), favorable à l’indépendance. Depuis 2010, l’importance stratégique de l’île s’est renforcée, notamment grâce à l’essor du premier producteur mondial de semi-conducteurs, TSMC. Cette entreprise est devenue incontournable dans la production de puces avancées, y compris celles destinées à l’intelligence artificielle. Parallèlement, les dépenses militaires chinoises ont triplé, au point de remettre en cause la suprématie des États-Unis en Asie.

La capacité dissuasive américaine s’effrite

À Washington, le Département d’État continue de miser sur l’effet dissuasif d’une éventuelle intervention américaine. Une guerre pour Taïwan serait potentiellement un désastre pour la Chine, qui pourrait faire l’objet de sanctions internationales. Le rapport de force entre la Chine et les États-Unis est en pleine évolution, ce qui pourrait entraîner des conséquences importantes pour Taïwan.

Premièrement, la capacité dissuasive américaine s’effrite. Le président américain actuel, isolationniste, s’est prononcé contre l’interventionnisme. La seule guerre qu’il entend mener est commerciale.

La capacité dissuasive américaine s’effrite
La capacité dissuasive américaine s’effrite

En 2024, Donald Trump a déclaré que si la Chine tentait d’envahir Taïwan, il riposterait par des droits de douane : « Je vous imposerai des taxes entre 150 et 200 %. » Aujourd’hui, ces droits atteignent déjà 145%. La Chine a décidé de résister en répliquant par une hausse des droits de douane sur les produits américains. Elle joue sur le temps long, convaincue que les États-Unis finiront par reculer.

La guerre commerciale distend les relations des États-Unis avec leurs alliés traditionnels en Asie : non seulement l’Australie, le Japon et la Corée du Sud, mais aussi Taïwan, dont les droits à l’export pourraient passer, faute d’accord, à 32%. TSMC est fortement incité à délocaliser certaines de ses usines sur le sol américain. Le Japon et la Corée du Sud ont quant à eux décidé de signer un accord commercial avec la Chine afin de favoriser les échanges entre ces trois pays.

Saper la souveraineté de Taïwan et semer le doute parmi sa population

Deuxièmement, la Chine élabore de nouveaux scénarios concernant Taïwan, évitant le pari risqué d’une invasion totale. Elle continue de se préparer à une conquête militaire, comme l’illustrent les récentes manœuvres « Foudre du Détroit », mobilisant 38 navires de guerre autour de l’île. Elle expérimente aussi des tactiques dites de « zone grise ». Quarantaines maritimes temporaires, inspections douanières de navires dans les eaux taïwanaises, intimidations, etc. L’objectif est de saper la souveraineté de Taïwan et de semer le doute parmi sa population quant à la capacité et à la volonté des États-Unis d’intervenir en cas de crise.

La Chine cherche à faire reconnaître ses droits sur l’île au niveau international. Sur ce sujet, elle a déjà reçu le soutien d’environ 70 pays.

Troisièmement, Pékin cherche à tirer parti du dysfonctionnement chronique de la démocratie taïwanaise. Peu de Taïwanais souhaitent vivre sous le joug communiste, mais la vie politique de l’île est minée par la polarisation et l’inertie. Depuis les dernières élections, le président Lai Ching-te doit composer avec un parlement dominé par le Kuomintang (KMT), favorable à un apaisement avec Pékin, et un tiers parti soutenu par une jeunesse désillusionnée par le DPP au pouvoir.

Ce blocage institutionnel empêche toute avancée sérieuse sur l’augmentation du budget de défense, la réduction de la dépendance énergétique ou la préparation à une crise majeure. Les initiatives du président Lai Ching-te, pour contrer les infiltrations chinoises, ont accentué la polarisation. Si les États-Unis donnent le sentiment de se désengager, les Taïwanais pourraient douter de leur propre capacité à se défendre. Le risque d’un basculement progressif de l’île dans l’orbite chinoise — sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré — n’est pas à exclure à long terme.

Le retour de Taïwan dans le giron de la Chine continentale ne signifierait pas nécessairement la fin de la prééminence militaire américaine dans le Pacifique. Mais un effort important serait nécessaire pour la préserver. Le Japon, la Corée du Sud ou les Philippines seraient évidemment les plus menacés par une telle évolution. L’Armée populaire de libération de la Chine pourrait redéployer ses forces vers d’autres objectifs. L’armée américaine pourrait être amenée à se retirer de la « première chaîne d’îles », proche des côtes chinoises, pour se repositionner sur la « deuxième chaîne », entre le Japon et Guam. Les alliés asiatiques exigeraient de nouveaux traités économiques et militaires pour être rassurés. Faute de quoi, certains pourraient envisager l’option nucléaire. Cette réflexion est déjà engagée, notamment en Corée du Sud.

Plus qu’un contentieux territorial : une ligne de faille

Dans le grand désordre stratégique du XXIe siècle, Taïwan concentre plus qu’un contentieux territorial. Elle incarne la ligne de faille entre deux modèles de puissance : Pékin veut faire plier l’histoire. Washington tente d’en contenir le cours sans le brusquer. Mais au-delà des discours diplomatiques, c’est l’économie mondiale qui vacille sur ce rocher de 36 000 km².

Dans ses usines, TSMC grave les circuits les plus fins du globe, indispensables à nos smartphones, à nos armes intelligentes, à nos véhicules électriques. Le moindre coup de semonce dans le détroit de Formose menace la fluidité des chaînes d’approvisionnement d’un grand nombre d’entreprises. Ce n’est donc pas seulement la souveraineté d’une démocratie insulaire qui est en jeu. C’est l’équilibre d’un capitalisme mondialisé qui repose sur quelques points névralgiques.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

    Voir toutes les publications
Laisser un commentaire

Laisser un commentaire