De retour de Kiev, où il a rencontré à nouveau le président Zelensky ainsi que son homologue Rustem Umerov, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu fait un point sur les défis de l’heure, -en Ukraine, au Sahel- et sur ceux de demain.
« Une stratégie industrielle qui donne des garanties de sécurité pour l’Ukraine et pour l’Europe »
Laurent Dominati : « Quelle est la situation en Ukraine ? »
Sébastien Lecornu : « Nous parlons d’un front de 1 200 kilomètres. La Russie a échoué dans son offensive. Maintenant, tout le monde guette la contre-offensive ukrainienne ; c’est forcément long et difficile. La guerre va durer. La question clé, c’est l’endurance. Les Ukrainiens ne doutent pas de la victoire. Cette endurance, elle passe aussi par les industries de défense françaises pour fournir des équipements à l’Ukraine. La Russie a mis énormément de moyens pour figer la ligne de front. Désormais, c’est à l’Ukraine que revient l’effort pour percer. La Russie ne peut, ni ne doit gagner. L’Ukraine est en situation de légitime défense. Les systèmes de défense sol air, entre autres par exemple, que nous leur donnons, préservent des vies.»
Laurent Dominati : « Que fait la France ? Que peut-elle faire de plus ? »
Sébastien Lecornu : « Nous allons continuer notre aide directe, comme nous l’avons fait depuis le début de la guerre. Le Président Zelensky et tous les militaires ukrainiens nous ont chaleureusement remercié ; nous ne détaillons pas précisément toutes les aides, pour des raisons de sécurité militaire, mais les Ukrainiens savent et nous en sont reconnaissants. Nous continuerons cette aide, aussi longtemps que nécessaire. Pour la formation, comme pour les équipements. Nous avons donné du matériel ancien en bon état de fonctionnement à l’Ukraine, qui sera remplacé – grâce à la nouvelle loi de programmation militaire – par du matériel neuf. Mais les stocks dans lesquels nous puisons, les cessions de matériels ont nécessairement des limites. Nous devons donc trouver des solutions durables. Pour cette raison, je me suis rendu à Kiev, accompagné d’une vingtaine d’industriels français, en amont du Forum des industries de défense, pour inscrire notre soutien à l’Ukraine dans la durée. Nous avons une industrie de défense qui peut assurer des livraisons d’armes, d’équipements et de munitions dans la durée. Des industries locales sont capables de devenir, dans la chaîne de production, des sous-traitants. Les industriels peuvent trouver des partenaires locaux. A nous de défendre le savoir-faire français. Pour le déminage par exemple, la France a une expertise particulière. Un industriel français produit des drones terrestres, des robots capables d’avancer sur le champ de bataille et de déminer en protégeant le démineur.
Cette stratégie industrielle participe aux garanties de sécurité de l’Ukraine comme de l’Europe. Si la guerre devait s’arrêter vite, ce que je souhaite, l’armée ukrainienne aura besoin de se reconstruire, aura besoin de se défendre pour l’avenir. Il y aura, pour cela, des fonds français, des fonds européens, et, des fonds souverains ukrainiens. »
« En droit international, le fait d'aider un pays en guerre, ce n'est pas être cobelligérant »
Laurent Dominati : « Ne sommes-nous pas entraînés, de plus en plus, dans une cobelligérance ? comme le disent les Russes et certains commentateurs ? »
Sébastien Lecornu : « Ce qui est vrai c’est que des voix, y compris au sein de la classe politique française, veulent faire croire qu’aider un pays en guerre participe à l’escalade. Cela fait partie du narratif russe. Non ! En droit international, le fait d’aider un pays en guerre, y compris avec notre industrie de défense, ce n’est pas être co-belligérant. Il faut redire cette vérité ; rappeler, comme je l’ai déjà dit, que l’Ukraine est un pays en état de légitime défense.»
Laurent Dominati : « La guerre d’Ukraine en a provoqué une seconde : avec la défection russe, l’Azerbaïdjan a repris la Haut Karabakh. Que peut faire la France ? »
Sébastien Lecornu : «Le Président de la République suit ce dossier, lui-même, de très près. La France défend l’intégrité, la souveraineté, la population arménienne. Nous avons saisi le conseil de sécurité, développé une aide humanitaire immédiate pour les réfugiés. Les Arméniens le savent. Personnellement, j’ai vu de nombreuses fois le ministre de la Défense arménien. Je pense d’ailleurs être le premier ministre des Armées à avoir autant de contacts avec le partenaire arménien. Nous avons ouvert une mission de défense cet été en Arménie, qui permet de dialoguer au quotidien avec l’armée arménienne, notamment pour étudier leurs besoins, en matière de défense et de protection. »
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« Au Sahel, Le djihadisme ne continue pas, il reprend ! Y a-t-il un endroit où l’armée française a été défaite ? Non. »
Laurent Dominati : « La France quitte le Sahel. Burkina, Mali, Niger, ressentez-vous cela comme une défaite ? »
Sébastien Lecornu : « Y a-t-il un endroit où l’armée française a été défaite ? Non. La plupart des cellules djihadistes ont été neutralisées, des milliers de civils ont été mis en sécurité. Il a suffi qu’on nous invite à partir pour que le terrorisme reprenne… Au Burkina Faso, depuis le coup d’État de septembre 2022, il y a eu 2 500 morts liés au terrorisme, en majorité de civils. Le Mali est au bord de la partition, la région de Bamako est encerclée par les djihadistes. Le Niger poursuivra malheureusement la même direction. Le Sahel risque de s’effondrer sur lui-même. Certains ont préféré les luttes de clans plutôt que la lutte contre le terrorisme. Les juntes issues des coups d’État ne souhaitent plus lutter contre le terrorisme, nous n’avons donc plus rien militairement à y faire.»
Laurent Dominati : « Le Tchad est-il lui aussi sur la sellette ? »
Sébastien Lecornu : « Nous sommes partis et revenus quatre fois au Tchad, depuis l’indépendance. Le Sahel est immense. Il existe un risque terroriste islamiste majeur, qui a conduit les pouvoirs locaux en place à nous appeler au secours. Il y a dix ans, les pays du Sahel nous ont demandé de l’aide. Ils nous ont appelés à l’aide, au sens strict du terme, parce que Bamako allait tomber. Tant qu’il y avait une volonté de combattre le terrorisme, nous étions là. Nous y avons eu, là comme ailleurs, un engagement militaire pour lutter contre ce terrorisme. Il y a eu une centaine de coups d’État en Afrique depuis 1950. C’est ce qui s’est passé au Niger.
La France a été une solution pour la sécurité du Sahel. Nous avons perdu 59 soldats. Ils ne sont pas morts pour rien : Ils ont protégé des populations qui demandaient notre aide. Ils nous ont protégés du terrorisme pendant dix ans. »
« Des militaires d’active et de réserve seront sollicités pour des missions de formation »
Laurent Dominati : « Maintenant que l’armée française quitte le Sahel, que faut-il faire ? »
Sébastien Lecornu : « Rester fidèles aux nombreux États qui sont toujours engagés dans la lutte contre le terrorisme, comme le Bénin, la Côte d’Ivoire ou le Sénégal. La France les a accompagnés pour la formation, avec des forces prépositionnées, et par des dons de matériels. Nos bases, au Gabon, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, vont être transformées en académies pour offrir un catalogue nouveau de formations sur des besoins très différents : nouvelles technologies, cyber, drones, sécurité en mer, etc.
Des militaires d’active et de réserve depuis l’Hexagone seront sollicités pour des missions de formation de courte durée. A Saint-Cyr et d’autres écoles, des places seront réservées à un certain nombre de pays africains francophones ciblés, pour refaire ces formations. Depuis vingt ans, on avait radicalement réduit notre accueil dans les écoles d’officiers et de sous-officiers en France. C’était une erreur.
Et puis nos industriels ont un peu délaissé l’Afrique, sous prétexte que les contrats n’étaient pas assez importants. D’autres pays, comme la Turquie, ou Israël, ont fait des offres adaptées, sur les drones par exemple. Nous devons faire des offres sur mesure. Les armées africaines doivent mieux s’équiper pour combattre le terrorisme. »
« La guerre demande de la patience, nos sociétés modernes peuvent l’oublier »
Laurent Dominati: «Comment prévoyez-vous le retrait de nos forces du Niger?»
Sébastien Lecornu : « L’Etat major y travaille. Cela prendra jusqu’à Noël. »Laurent Dominati : « Peut-on penser que des changements politiques au Sahel- une junte peut en cacher une autre, les alliances changent- puissent amener la France à réintervenir, y compris avec un retour de nos soldats ? »
Sébastien Lecornu : « C’est vrai. La France est souvent partie, puis revenue, parce qu’on l’a rappelée pour protéger les populations menacées et prises en otages. Mais à l’avenir, il faudra que nos alliés s’engagent davantage. La France est le dernier pays à prendre des risques majeurs, qui vont jusqu’à la mort de soldats pour lutter contre le terrorisme. Il y a le Sahel, il y a l’Algérie, la Méditerranée et ensuite nous. Cela ne doit pas être que l’affaire des seuls français. L’opération Takuba a été un premier essai. Et puis l’opération militaire, sécuritaire, ne suffit pas. Il faudra la doubler d’un volet vraiment politique : économique, social, culturel. Un agenda complet, qui doit être assumé par le pays en question, par la France et ses alliés, notamment européens. »Laurent Dominati : « Est-ce qu’on s’habitue à la guerre ? »
Sébastien Lecornu : « Jamais. Mais le temps crée une banalisation de la guerre. La guerre demande de la patience et nos sociétés modernes peuvent vite l’oublier… »Auteur/Autrice
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Député de Paris de 1993 à 2002, Ambassadeur au Honduras de 2007 à 2010, puis au Conseil de l'Europe de 2010 à 2013, il a fondé le media lesfrancais.press dont il est le Président.
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