Le retour de la Communauté Européenne de défense

Le retour de la Communauté Européenne de défense

Le 30 août 1954, l’Assemblée nationale française rejetait le projet de création de la Communauté Européenne de Défense (CED), pourtant initié par le président du Conseil, René Pleven, en 1950. Cet échec mit un terme à l’idée d’une Europe de la défense et fit des États-Unis le défenseur en dernier ressort du Vieux Continent à travers l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord). La Communauté Européenne de Défense (CED) était un projet de coopération militaire entre les pays européens, porté par le contexte de la Guerre froide et la nécessité d’intégrer l’Allemagne de l’Ouest dans un cadre sécurisé.

Ce projet s’inscrivait dans le prolongement de l’OTAN, institué en 1949, et visait à résoudre la question sensible du réarmement allemand, rendu nécessaire par l’acuité de la menace soviétique. Les États-Unis et le Royaume-Uni souhaitaient intégrer la RFA dans une alliance militaire pour renforcer la défense de l’Europe. La France, encore traumatisée par les deux guerres mondiales, redoutait ce réarmement et cherchait un cadre strictement européen pour l’encadrer.

La CED de Pleven : Un projet ambitieux d’armée européenne intégrée

Le projet de Pleven s’inspirait de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) et prévoyait :

  • Une armée européenne intégrée, avec des unités nationales sous un commandement unique ;
  • Un budget commun et une autorité supranationale.

Le réarmement allemand devait être limité et placé sous contrôle européen. Ce projet était soutenu par les États-Unis et accepté par l’Allemagne de l’Ouest, qui y voyait un moyen de recouvrer une souveraineté militaire sous supervision européenne. En mai 1952, les six membres de la CECA (France, RFA, Italie, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) signent le traité de la CED à Paris. Ce dernier prévoit une subordination de la CED à l’OTAN, garantissant ainsi la protection américaine. À peine signé, le projet suscite toutefois de nombreuses oppositions, en particulier en France.

Les Gaullistes dénoncent une perte de souveraineté nationale et refusent que l’armée française soit soumise à une autorité supranationale. Les Communistes considèrent que ce projet constitue une menace dirigée contre l’URSS. Une partie des socialistes et des militaires s’inquiètent de la perte d’autonomie stratégique de la France. Après deux ans de débats, le Parlement français refuse de ratifier le traité de la CED.

PHOTO AFP/FREDERICK FLORIN (Photo de FREDERICK FLORIN / AFP)
© PHOTO AFP/FREDERICK FLORIN (Photo de FREDERICK FLORIN / AFP)

La population française, initialement favorable, devient progressivement hostile au projet. L’échec de la CED fut perçu comme un revers pour les États-Unis et les partisans d’une Europe intégrée. Ironie de l’histoire, il aboutit à l’intégration de l’Allemagne dans l’OTAN en 1955.

Malgré cet échec, les Européens décident de créer en 1954 l’Union de l’Europe occidentale (UEO), dont l’objectif est de renforcer la coopération militaire entre les pays européens dans un cadre intergouvernemental, sans supranationalité. À partir de là, la défense de l’Europe occidentale repose presque exclusivement sur l’OTAN et les États-Unis qui confirment leur place centrale dans la sécurité européenne.

Une Europe de la défense toujours inachevée

Depuis cinquante ans, plusieurs initiatives ont été lancées pour renforcer la coopération militaire européenne. La Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) de l’Union européenne et la Coopération Structurée Permanente (PESCO) reprennent partiellement l’idée d’une intégration militaire, mais sous une forme plus souple et intergouvernementale.

Pourtant, les Européens restent incapables de s’accorder sur le développement d’armements sophistiqués communs, qu’il s’agisse de l’aviation, des drones ou des chars. De nombreux États privilégient l’achat d’équipements militaires américains. Les déclarations de Donald Trump sur la guerre russo-ukrainienne ont relancé le débat sur la création d’une Europe de la défense. Ironie du sort, le président américain réclame un renforcement des dépenses militaires européennes, sans peut-être imaginer que cet effort puisse se faire contre les États-Unis.

Pourtant, l’autonomie de la défense européenne est un défi considérable, compte tenu des habitudes prises depuis quatre-vingts ans et des intérêts divergents des États du Vieux Continent. Les perceptions de la menace russe varient selon les pays. Entre l’Espagne et les pays baltes ou la Pologne, le rapport à la Russie est profondément différent d’un point de vue géographique et historique.

La remise en cause du parapluie américain est un choc pour l’Allemagne.

L’Allemagne, première économie de l’Union européenne, est particulièrement exposée. Jusqu’en 1990, des forces soviétiques étaient stationnées en ex-RDA. La remise en cause du parapluie américain est un choc pour un pays qui s’est reconstruit, depuis 1949, dans le cadre d’une coopération atlantiste étroite. Le futur chancelier Friedrich Merz a tiré les leçons des déclarations de Donald Trump.

En février, il a affirmé sa volonté d’émanciper l’Allemagne des États-Unis avec qui la confiance semble rompue. Il a également appelé à une réponse à l’offre de dialogue stratégique d’Emmanuel Macron, notamment sur la protection que les armes nucléaires françaises pourraient offrir aux alliés européens.

La dissuasion nucléaire française étendue à l’Europe, une option crédible ?

L’idée d’élargir la dissuasion nucléaire française au reste de l’Europe n’est pas nouvelle. En 1992, avant la signature du traité de Maastricht, François Mitterrand avait évoqué une possible « doctrine européenne » de dissuasion.

En 1996, le Premier ministre Alain Juppé proposait une « dissuasion concertée » avec l’Allemagne, précisant que la dissuasion française participait à la sécurité du continent. À l’époque, l’Allemagne avait refusé cette perspective, préférant s’en remettre aux États-Unis et à la présence d’armes nucléaires américaines sur son sol.

Aujourd’hui, la donne a changé, mais la France a-t-elle vraiment les moyens d’offrir à l’Europe une alternative crédible au parapluie américain ? Au-delà de cette proposition, dans les faits, la protection du territoire français ne se limite pas à ses frontières.

Pendant la guerre froide, la défense des intérêts de la France concernait, par exemple, les troupes françaises stationnées en Allemagne. La dimension européenne tenait aussi au fait que la menace soviétique, massive, pesait sur l’ensemble de l’Europe de l’Ouest.

Missiles nucléaires © Envato

Avec la suppression des missiles balistiques du Plateau d’Albion, la France ne dispose plus que de deux composantes nucléaires : les missiles lancés depuis les avions Rafale et ceux qui équipent les sous-marins. Les missiles des Rafale ont une portée de 500 kilomètres. Pour atteindre la Russie, ils devraient être tirés depuis un pays d’Europe de l’Est, ce qui suppose une coopération.

L’idée que des Rafale porteurs de missiles nucléaires puissent être positionnés sur une base d’un État membre de l’Union européenne constituerait une réponse européenne. Jusqu’à présent, sur le plan théorique, le président de la République française est le seul habilité à enclencher l’arme nucléaire en cas d’atteinte vitale aux intérêts de la France. Cependant, compte tenu des conséquences de son usage sur l’ensemble de l’Europe et des partenaires immédiats de la France, nul n’imagine que le président français ne les informe pas au minimum.

Certes, au nom de la dissuasion, la France est censée ne jamais utiliser ses missiles, mais la menace fait partie intégrante du jeu stratégique.

Le défi des boucliers antimissiles en Europe

Le développement des systèmes antimissiles n’est pas sans conséquence sur la crédibilité de la dissuasion. La France a longtemps fait le choix de ne pas se doter d’armes antimissiles, estimant que la possession de l’arme nucléaire devait dissuader tout adversaire de l’attaquer.

Cependant, l’efficacité croissante des dispositifs antimissiles pourrait fragiliser la logique de dissuasion. Des experts estiment que 40 à 60 % des missiles français pourraient être détruits en cas d’attaque de la Russie avant d’atteindre leur cible. Cette situation pousse la France à augmenter le nombre de sous-marins en mer.

Pour éviter une remise en cause de la dissuasion, la France prévoit de se doter de missiles hypersoniques. Toutefois, en l’état actuel des recherches, ces derniers ne seraient disponibles qu’après 2030.

Le Patriot américain préféré au Mamba franco-italien.

La mise en place de boucliers antimissiles a longtemps été un sujet de tensions entre les partenaires européens. L’Allemagne a lancé un projet dénommé « Sky Shield » (Bouclier du ciel), qui regroupe vingt autres pays européens. Ce système s’inspire du Dôme de fer israélien et repose sur trois niveaux d’interception : courte, moyenne et exo-atmosphérique. Dans le projet initial Sky Shield, l’Allemagne ne prévoyait aucun recours aux équipements de fabrication française. Sur la défense de moyenne portée, le Patriot américain a été préféré au Mamba franco-italien.

Pour la défense exo-atmosphérique, le bouclier européen s’appuie sur l’expérience du système israélien. Berlin estime que les dispositifs français ne sont pas encore opérationnels, alors qu’elle souhaite disposer de son bouclier au plus vite. De son côté, la France cherche à promouvoir le SAMP/T (Sol-Air Moyenne Portée/Terrestre) – Mamba, un système développé par MBDA et Thales en coopération avec l’Italie. Ce dispositif est actuellement le seul système européen conçu pour intercepter des missiles balistiques de théâtre (portée inférieure à 3 000 km). Il utilise le missile Aster 30, capable d’intercepter des missiles balistiques à courte portée ainsi que des avions et des drones. Une nouvelle version, le SAMP/T NG (Nouvelle Génération), devrait être déployée cette année avec des améliorations face aux missiles hypersoniques. En parallèle, la France mise également sur ses Rafale qui peuvent emporter des missiles air-air Météor, capables d’intercepter des cibles aériennes à longue portée, y compris des missiles.

Contrairement aux États-Unis (système Aegis) ou à Israël (Dôme de Fer, Arrow), la France ne possède pas, en l’état, de bouclier national contre les missiles balistiques de longue portée.

Entre dépendance et autonomie stratégique

L’histoire de la défense européenne est marquée par des ambitions contrariées et une dépendance persistante vis-à-vis des États-Unis. L’échec de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954 a figé, pour plusieurs décennies, le rôle central de l’OTAN comme pilier de la sécurité du Vieux Continent, reléguant les tentatives d’autonomie stratégique au second plan. Pourtant, la question de la défense européenne demeure un enjeu crucial, régulièrement ravivé par les crises internationales et les mutations de l’ordre mondial. Aujourd’hui, alors que la guerre en Ukraine a profondément bouleversé les équilibres géopolitiques, le débat sur l’émancipation militaire de l’Europe prend une nouvelle ampleur.

Face aux incertitudes sur l’engagement américain, certains États membres, notamment la France et l’Allemagne, tentent d’insuffler une dynamique de coopération renforcée à travers le développement de capacités militaires communes et l’élaboration d’une stratégie plus cohérente. Cependant, plusieurs obstacles freinent encore l’émergence d’une véritable défense européenne autonome. Des divergences de perception sur l’évolution de la défense existent entre les États membres de l’Union. Entre l’Espagne, les pays baltes et la Pologne, le rapport à la Russie est par nature différent en raison de réalités géographiques et historiques contrastées. Les intérêts économiques et industriels peuvent également diverger.

Les préférences nationales en matière d’équipements militaires freinent la standardisation et l’uniformisation des armements tout comme l’espoir de maintenir le parapluie américain. Le dilemme entre sécurité nationale et intégration européenne demeure. Chaque État européen, et notamment la France, reste attaché au contrôle de ses forces armées.

Le défi auquel est confrontée l’Union européenne n’est pas seulement militaire, il touche aussi à sa crédibilité politique en tant qu’acteur global. Si l’Europe veut peser dans les rapports de force du XXIe siècle, elle devra trancher la question de son autonomie stratégique, sous peine de devenir un acteur marginalisé face à la montée des puissances impérialistes.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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