Durant un peu plus de trois heures, les présidents de chaque groupe se sont succédé à la tribune de l’Hémicycle pour ferrailler avec leurs adversaires. Après avoir défendu sa réforme, Édouard Philippe a quasiment fait le plein de voix au sein de sa majorité.
Dans la configuration actuelle, nul ne pouvait envisager la moindre surprise à l’issue de la séance de ce mardi soir à l’Assemblée nationale. Trois jours après l’utilisation par Édouard Philippe de l’article 49.3 de la Constitution pour faire passer la réforme des retraites sans vote, le Palais-Bourbon a débattu des deux motions de censure déposées par les oppositions. La première, rédigée par Les Républicains, a recueilli 148 voix sur 577. La seconde, portée par les trois groupes de gauche, en recueilli quant à elle 91.
La première partie de la séance, étalée sur un peu plus de trois heures, a vu défiler à la tribune de l’Hémicycle chaque président de groupe parlementaire. Le Premier ministre a clos ce bal initial avec un discours long d’une cinquantaine de minutes, tantôt applaudi par la majorité, tantôt copieusement hué depuis les bancs insoumis et communistes.
« Un fiasco parlementaire »
La répartition des rôles – comme François Ruffin l’a prédit sur son blog sans trop se mettre en danger – s’est déployée comme prévu. Édouard Philippe a fait le plein de voix sur la première motion de censure. A priori, La République en marche et le gouvernement peuvent continuer leurs activités. Même si celles-ci risquent d’être politiquement ébranlées par cet épisode.
Comme cela a été décidé la veille en conférence des présidents de groupe, c’est le patron des députés Les Républicains, Damien Abad, qui a ouvert le bal pour la motion LR vers 17h30. L’élu de l’Ain a eu le plus long temps de parole parmi les leaders de l’opposition. Il en a profité pour élargir son propos au-delà de la seule réforme des retraites.
« En pleine crise sanitaire, on pensait que vous alliez privilégier le 15 plutôt que le 49.3 » – Damien Abad
Selon Damien Abad, « aucun pays au monde » ne verrait son Premier ministre, en pleine crise sanitaire, « utiliser son temps pour sa propre campagne ». Une référence à la candidature d’Édouard Philippe aux élections municipales au Havre. Le président du groupe LR a dénoncé « l’amateurisme » de LaREM et la « lâcheté » du gouvernement, fustigeant « une concertation ratée, une loi bâclée, (…) un fiasco parlementaire sans précédent ».
Abad parle à la droite, rien qu’à la droite
Damien Abad a profité de l’occasion principalement pour s’adresser à la droite, celle qui est favorable au report à 65 ans de l’âge légal pour une retraite à taux plein. « On assume le recul de l’âge légal de la retraite », a tonné le député de l’Ain face à des bancs LR plutôt soudés. « La droite retrouve des couleurs dans le Parlement et dans le cœur des Français », veut-il croire.
Indiquant que son groupe ne voterait pas la motion issue de la gauche, Damien Abad a voulu dresser une frontière étanche entre les positions de LR – où certains comme Guillaume Peltier ou Julien Aubert dissonent parfois – et celles de La France insoumise ou le Rassemblement national.
« Différence de crédibilité », a-t-il argué, avant de railler « l’opposition incapable de Marine Le Pen », favorable au retour à la retraite à 60 ans. De quoi se faire reprocher son « sectarisme », quelques heures plus tard, par le communiste Sébastien Jumel lors des explications de vote.
« Force est de constater que les gaullistes ont déserté les bancs de la droite de l’Hémicycle », a ironisé le député PCF de Seine-Maritime.
« Dérive autoritaire »
C’est ensuite le chef de file des députés communistes, André Chassaigne, qui a pris la parole pour défendre la seconde motion de censure. De manière prévisible, comme ses troupes et celles de Jean-Luc Mélenchon le font depuis plusieurs jours, le député du Puy-de-Dôme a assimilé le 49.3 à une « négation de la démocratie ».
La macronie serait coupable de « dérive autoritaire » et s’appuierait, dixit André Chassaigne, sur « les cacatoès de la majorité » pour dérouler son funeste programme.
Cette tonalité offensive, qui a provoqué les premières vraies huées de la séance – en provenance des bancs de LaREM et du MoDem -, est montée d’un cran dans la bouche de Jean-Luc Mélenchon. Le président du groupe LFI a dû attendre que passent avant lui ses homologues du PS, de l’UDI et de Liberté et Territoires. Valérie Rabault, Jean-Christophe Lagarde et Philippe Vigier ont, chacun à sa manière, critiqué telle ou telle insuffisance du projet de loi.
Voix chevrotante, le député des Bouches-du-Rhône a prononcé un tonitruant discours de dix minutes, sans concession vis-à-vis de la macronie. « Le gouvernement et le président de la République ont sous-estimé notre capacité de résistance parlementaire à leurs caprices », a-t-il entamé, assumant à demi-mot l’avalanche d’amendements et de sous-amendements soumis par les groupes LFI et GDR.
« Vous serez dès demain matin la risée du monde civilisé et démocratique », a-t-il prévenu la majorité, avant d’exalter la libération des humains « de la nécessité de produire toujours davantage, sans aucun autre horizon que l’épuisement de la nature et des corps ».
« Vous êtes des technocrates hallucinés »
La température est vite montée à ce moment-là. Suscitant la colère des marcheurs, mais aussi le sourire un peu complice d’Édouard Philippe et de Marc Fesneau, ministre des Relations avec le Parlement, Jean-Luc Mélenchon s’est emporté.
« Si vous ne croyez pas non plus à l’art de la parole, si vous voulez dicter aux autres ce qu’ils doivent dire, mais alors pourquoi faire un Parlement? Ça ne sert à rien! (…) Vous êtes des technocrates hallucinés par leurs vérités », a-t-il grondé.
À la suite de quoi, le président du groupe LaREM, Gilles Le Gendre, a eu une bonne vingtaine de minutes pour défendre le gouvernement. Difficile moment pour le député de Paris, qui a dû s’interrompre à plusieurs reprises face au brouhaha émanant des bancs insoumis et communistes.
« On ne peut pas avoir toutes les réponses »
Les qualifiant de « tartufes », Gilles Le Gendre les a accusés d’être seuls responsables de l’utilisation de l’article 49.3 par Édouard Philippe. Ce dernier a ensuite pris la parole, à 19h48, pour défendre son gouvernement et sa réforme.
« On peut évidemment (…) être contre le principe du système universel de retraites par points. (…) Le conservatisme est une posture parfaitement autorisée », a grincé le Premier ministre dans son introduction, visant « ceux qui défendent le statu quo ».
Des défenseurs du « statu quo » qui, d’après Édouard Philippe, « racontent des calembredaines », « se paient de mots » et « attendent de nos enfants qu’il paient (…) notre impéritie ». Et le locataire de Matignon d’affirmer qu' »on ne peut pas, à un instant T, avoir toutes les réponses » sur le financement de la réforme. « C’est normal, c’est humain. (…) Cette incomplétude est naturelle », a-t-il déclaré. Un argument qui n’a pas manqué de susciter les railleries des députés LR, particulièrement critiques sur cet aspect du texte.
Après avoir justifié le 49.3 en évoquant les 88 fois où il a été utilisé par ses prédécesseurs, Édouard Philippe a énuméré les avantages d’un système universel de retraite. À la fin de son discours, ponctué par les applaudissements nourris de LaREM et du MoDem, le Premier ministre s’est tourné vers le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand. « C’était un peu long », lui a-t-il dit, ce à quoi l’ex-socialiste a répondu avec le sourire: « Non, exhaustif ».
Le gouvernement reste, le blues de LaREM aussi
Après une longue pause, les explications de vote démarrent à 22h15. Dans le même ordonnancement, les orateurs de chaque groupe ont annoncé les choix qui seraient faits sur leurs bancs.
Contrairement à ce qu’ils avaient laissé initialement entendre, les communistes ont par exemple refusé de souscrire à la motion LR, comme les socialistes mais contrairement aux insoumis. Représentés par un François Ruffin remonté comme un coucou, LFI se veut prête à tout pour faire tomber Emmanuel Macron et son gouvernement. Même s’ils sont « en désaccord complet avec les motifs » du texte défendu par Damien Abad.
Particulièrement virulent, le réalisateur de Merci patron! a accusé, reprenant une expression de Charles Maurras, le gouvernement d’aggraver le divorce « entre le pays légal et le pays réel ». Une référence droitière qui, à la gauche de la gauche, est loin de faire l’unanimité.
Au total, les premières motions de censure du quinquennat auront recueilli respectivement 148 et 91 voix. Rien à côté de la supériorité numéraire de la macronie au Palais-Bourbon, malgré les défections qui se multiplient et, surtout, l’amertume croissante des députés LaREM à l’égard du gouvernement. Ou, tout simplement, vis-à-vis des institutions de la Ve République.