Le roman d’une vengeance au temps de MeToo. Mais aussi un thriller sud africain se déroulant au sein d’une exploitation viticole de Stellenbosch près de Cap Town (Afrique du Sud – pays dans lequel est imbriqué le Botswana). Et une belle réflexion sur l’impunité des violeurs et la tentation de se faire justice soi-même quand les circonstances l’exigent. Voilà les éléments constitutifs du dernier opus romanesque de Soline Lippe de Thoisy. L’autrice de fiction sait manifestement écrire court et dense et son style nerveux et sans afféterie fait germer un très bon polar ramassé autour des 155 pages d’un récit en mode « page turner ».
« Un page turner »
Attention : les lignes qui suivent contiennent des révélations sur l’énigme !
On va suivre de chapitre en chapitre Elise, le personnage principal, dans les méandres d’une vengeance qui a pour mobile la punition de violeurs jamais inquiétés pour leurs terribles forfaits. Roman féminin autant que féministe, le récit livre au regard du lecteur le portrait d’hommes veules et violents : leur symbole est Jaco, fermier et exploitant un domaine d’une cinquantaine d’hectares dont il est le maître brutal et oppressif pour ses employés. C’est la sociologie des exploitations viticoles de la région du Cap qui est brossée avec précision comme les conditions de travail d’une grande rudesse et la culture du viol qui frappe les femmes réduites souvent à de simples objets sexuels ou à des domestiques sans droits.
Un roman sud-africain qui permet de voyager aussi entre la Martinique, le Bordelais et les paysages du Cap
Le récit est un va-et-vient permanent entre le Bordelais dont est originaire le propriétaire français du domaine sud-africain et les vignes du Cap où la terrible vengeance va s’accomplir dans le sang. Face aux humiliations subies par les femmes c’est le meurtre comme dernière extrémité qui s’impose. Sans grande hésitation morale. Mais comme une sorte d’évidence liée à une société masculine naturellement oppressive et prédatrice. L’auteur a tenu à préciser cependant qu’elle ne fait aucune apologie du règlement de comptes sanglant. Élise finit en prison et la justice des hommes finira par la rattraper.
Des décrochages du récit vers la Martinique, ou l’évocation de destins d’expatriés, donnent au roman une dimension ample au plan géographique et historique. Le commerce triangulaire est ainsi évoqué comme les conditions de vie dans les townships sud-africains. C’est aussi les effets de la pandémie sur l’économie locale qui sont mentionnés dans un polar politique et sociologique qui nous parle de notre époque.
Une autrice française qui écrit le roman d’une vengeance face aux violeurs
L’autrice est elle-même une expatriée française au Botswana qui connaît parfaitement l’Afrique du sud puisqu’elle vit dans l’hémisphère austral depuis une vingtaine d’années. Elle y a notamment travaillé dans une exploitation viticole, ce qui lui a donné l’idée du livre. Le sujet de l’identification au personnage principal se pose pleinement : Elise est présentée comme la fille d’expatriés français ayant étudié en banlieue parisienne à Evry après une enfance en Martinique et des pages de vie africaines. Le personnage travaille dans l’exploitation comme cadre dirigeante et va constater de visu les dégâts humains commis par un Jaco humiliant pour les femmes. Une fois sa résolution prise elle va poursuivre plus largement une vengeance sanguinaire à l’égard d’autres violeurs croisés quand elle était étudiante. On peut lire notamment une scène de viol collectif éprouvante qui agit comme un élément fondateur dans la détermination d’Elise à châtier les criminels sexuels. Le trauma avant la furia punitive en somme.
Le décor africain du récit est inspiré du parcours de vie d’une autrice dont le regard international donne de l’ampleur à cette fiction. L’engagement féministe est aussi marqué et porte ce récit de bout en bout. On retrouve un peu de la Marie Ndiaye de « Trois femmes puissantes » dans cette plume vive et forte.
Un thriller que je conseille pour sa réflexion sur la sanctions des viols impunis. On ne saurait donc trop conseiller la lecture de ce livre publié aux éditions Ex Æquo chez un éditeur militant.
A l’heure d’un féminisme régénéré par les combats nécessaires contre les violences sexuelles, ce polar fera résonance chez nombre de femmes en lutte pour leurs droits ou pour la reconnaissance de leur parole. Il y a dans l’acte criminel d’Elise une dignité sombre et si le roman est résolument une fiction, l’autrice met en scène un questionnement philosophique profond : est-il légitime de se faire justice quand les moyens de police et de justice sont inopérants et les viols impunis ?
Ce livre donnera à tous les lecteurs une matière romanesque entraînante pour deux à trois heures de lecture prenantes et permettra plus largement de poser une nouvelle réflexion sur le viol, le besoin collectif de se mobiliser contre l’impunité des violeurs et de combattre toutes les atteintes faites aux femmes.
Interview de l’autrice : « Dans nos sociétés patriarcales, personne n’a jamais pris les armes «
Boris Faure : Votre thriller a une dimension militante. Face à l’impunité de violeurs le personnage principal, Elise, va aller jusqu’à l’assassinat pour se venger. Comment en vient-on à porter ce thème brûlant et douloureux ?
Soline Lippe de Thoisy : J’ai commencé l’écriture de ce livre après avoir dirigé un vignoble à Stellenbosch (Afrique du Sud) pendant trois ans. Les vignes sud-africaines portent une histoire très lourde : le massacre des Khoisans à l’arrivée des Hollandais en 1650, puis l’esclavage pendant deux cent ans, puis l’apartheid. Cette histoire a laissé des plaies béantes dans la société. Les travailleurs agricoles sont pauvres et souvent, même s’il existe des initiatives locales pour tenter d’améliorer leur situation, exploités.
« En Afrique du Sud les femmes subissent une double peine »
Soline Lippe de Thoisy : Les femmes y subissent une double peine : l’exploitation de la société et la violence des hommes. J’ai voulu écrire une histoire en hommage aux femmes avec qui j’ai partagé ces trois années. Pas une semaine ne se passait sans que l’une raconte une agression, un mari saoul et violent, etc. Et jamais je n’ai rencontré une telle résilience, une telle solidarité, et paradoxalement, jamais je n’ai autant ri qu’en leur présence.
Je voulais que quelqu’un s’intéresse enfin à elles et leur rendent leur honneur. C’est comme cela qu’est née Élise.
« Dans nos sociétés patriarcales personne n’a jamais pris les armes «
Soline Lippe de Thoisy : Et puis j’ai fait le constat suivant : dans nos sociétés patriarcales et violentes envers la moitié de l’humanité, personne n’a jamais pris les armes. Il y a des vengeances personnelles de femmes envers leurs bourreaux, mais jamais au nom de la cause toute entière. Les armes des femmes sont les cheveux en Iran, les seins nus des Femen et les plus violentes ont peut-être été les suffragettes qui ont fait sauter quelques bombes sans faire de victimes.
Jamais plus. Et pourtant, on a tué pour bien moins.
Élise pose la question de l’utilisation de la violence quand personne n’écoute. C’est une question à l’actualité brûlante. Les défenseurs de l’environnement radicaux sont appelés « écoterroristes », probablement Élise serait qualifiée de « féminiterroriste ».
Ce livre n’est évidemment pas un appel à la violence. Élise finit en prison et c’est normal, on ne se fait pas justice soi-même. Elle est en paix, mais ne regrette rien, car, pense-t-elle, il fallait bien que quelqu’un le fasse.
J’ai été, adolescente, violée. Je l’avais oublié. Est-ce l’écriture de ce roman qui a provoqué une levée d’amnésie, ou bien à l’inverse, ce souvenir enfoui qui m’a fait créer le personnage d’Élise, je n’en sais rien. Mais je sais que cette expérience a joué un rôle dans la genèse de ce roman.
La violence que subissent les femmes est réelle. Élise, elle, n’est qu’un personnage de littérature. Une lectrice victime d’un viol il y a plus de 30 ans dont elle n’a jamais pu parler m’a écrit : « Élise m’a vengée, merci ». C’est le pouvoir de la littérature et rien que pour cette lectrice, je suis heureuse de l’avoir écrit.
Boris Faure : « Que quelqu’un le fasse » est un roman de l’ère MeToo. Quel est le message politique que vous souhaitez porter 7 ans après le déclenchement du mouvement ?
Soline Lippe de Thoisy : En 2017 en France, le président Macron fit de la lutte contre violence faite aux femmes la grande cause de son mandat.
En 2020, le président d’Afrique du Sud, Cyril Ramaphosa, ordonna que les drapeaux du pays soient mis en berne pendant cinq jours pour honorer les victimes de deux pandémies que traversait le pays : celle de la Covid, celle des hommes violents.
« En France et en Afrique du Sud, si peu a changé malgré les déclarations politiques «
Depuis, dans ces deux pays, si peu a changé. Les statistiques, année après année, sont toujours aussi terrifiantes. L’impunité règne, la justice est inadaptée et surtout, la société n’est pas prête à changer. Il faut une refonte en profondeur du système, de l’éducation des garçons à l’école et à la maison, du capitalisme qui vulnérabilise les femmes, de la volonté réelle de la justice de punir les bourreaux, etc., et c’est cela qui se fait attendre.
Une vague s’avance, je n’en ai aucun doute. Les femmes s’impatientent. Doit-on vraiment en arriver à une Élise, ou une armée d’Élise, pour réagir enfin et construire des sociétés où les femmes n’ont plus peur ?
Boris Faure : Le personnage principal évoque une femme française qui travaille en Afrique du Sud et qui est une fille d’expatriée. Pouvez-vous nous parler de votre itinéraire personnel et nous indiquer en quoi il influence votre écriture qui est très tournée vers l’Afrique ?
Soline Lippe de Thoisy : Je vis depuis vingt ans en Afrique Australe. Enfant, j’ai beaucoup voyagé aussi, mais je ne suis arrivée sur ce continent qu’il y a vingt ans, au hasard d’un contrat au Botswana, et n’en suis jamais repartie.
Je crois que c’est la vibration de l’Afrique qui m’inspire tant. Je ne retrouve pas cette intensité quand je rentre en Europe, mais peut-être suis-je partie depuis trop longtemps. Par vibration je veux dire qu’il n’y a pas d’acquis. Tout est à faire. Vivre, ou souvent survivre, est une aventure de tous les jours et en soit, c’est romanesque.
Ici, l’histoire est en marche, les pays sont jeunes, absolument imparfaits mais pleins d’espoir. C’est très inspirant. La société sud-africaine en particulier , avec son passé récent si douloureux, me fascine par sa résilience, la complexité des liens entre les communautés pleines de méfiance les unes envers les autres et qui pourtant se ressemblent tant mais refusent de l’admettre. Observer les points communs, ce qui lie les gens, nourrit mes livres.
« Mon amour de l’Afrique du Sud est né de la littérature »
D’ailleurs mon amour pour ce pays est né par la littérature. Je l’ai découvert très jeune en lisant les romans de Coetzee et André Brink, des auteurs qui m’ont profondément marquée, et ont compté dans ma décision de m’installer dans cette région.
En Afrique on côtoie des humains d’une incroyable diversité, avec des histoires personnelles tellement extraordinaires que l’autrice que je suis n’a souvent rien à inventer. Il suffit d’observer.
Et il y a la beauté, comme le delta de l’Okavango (où se passe mon roman L’Île des Rois) ou le Cap de Bonne Espérance. Des paysages si sauvages et parfaits à la fois, qu’il suffit d’y poser quelques personnages pour qu’une histoire y naisse.
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