Vingt ans après, les Talibans contrôlent l’Afghanistan. Pendant plusieurs siècles, les armées occidentales l’ont emporté sur tous les continents. Jamais, malgré quelques déconvenues, elles n’ont été battues. Depuis la seconde guerre mondiale, jamais elles ne l’ont emporté.
Toute défaite est d’abord intérieure, morale.
Leurs armes sont-elles moins puissantes ? Les forces américaines sont, de très loin, les plus performantes. Leurs adversaires auraient-ils appris à se battre « à l’occidentale », comme le Japon ? Du tout : ils mènent des actions d’infiltration, de propagande, de guérilla, d’intimidation, de terreur qui ne ressemblent en rien aux doctrines des écoles de guerre. Serait-ce parce que la guerre dépend moins des soldats que des opinions publiques ? Celles-ci ne supportent plus de voir des cercueils. Les Américains ne peuvent se mettre en danger : or la guerre à zéro mort est une impasse tactique, et la militarisation de la paix une impasse stratégique.
De l’Irak à l’Afghanistan, l’opinion publique a décidé les gouvernements à retirer les troupes. Toute défaite est d’abord intérieure, morale.
70.000 Britanniques tenaient l’Empire des Indes, qui englobait le Pakistan et le Bengladesh. Quand les Indiens ne voulurent plus des Anglais, ils partirent. A moins que ce ne soit les Anglais qui abandonnèrent les Indes, trop coûteuses. Il n’y eût pas de combat. A Kaboul non plus. A un moment, les armes renoncent. En vérité, seuls les Afghans peuvent chasser les Talibans, ce qui fut le cas avec Massoud.
Parfois l’immoralité, en politique étrangère, nait de l’incompétence
En Irak, après deux guerres et deux victoires militaires, les Etats-Unis ont laissé le gouvernement sous influence iranienne. En Syrie, Bachar, l’Iran et la Russie ont gagné. En Lybie, Turcs, Russes et Islamistes se disputent les rentes à venir. Au Liban, l’Occident et ses amis ont perdu pied. Qui, désormais, peut faire confiance à l’allié américain ? avancent goguenards les Chinois. Raymond Aron: « Parfois l’immoralité, en politique étrangère, nait de l’aveuglement, de l’incompétence, de l’illusion.[1]». Est-ce de la pure incompétence, du pur calcul, du pur cynisme ?
America is back, proclamait Biden. Elle s’en va la queue basse. Biden, confirmant Trump, a autorisé un prévisible désastre. Pourquoi ? L’Afghanistan n’aurait que peu d’importance. De fait, contrairement aux traités stratégiques, l’Afghanistan n’a rien d’un enjeu fondamental. Surtout pas à l’ère de la guerre moderne.
L’émotion passée, la guerre reste, la volonté de vaincre en moins.
Les Etats-Unis ont laissé le Pakistan soutenir les Talibans, la Turquie acheter du pétrole à l’Etat Islamique, le Qatar financer les groupes djihadistes. Pourquoi s’arrêter à Bagdad, s’il s’agit de remodeler le Moyen-Orient, laisser la Syrie et l’Iran alimenter la guerre civile ?
Mais surtout pourquoi, l’émotion passée, c’est-à-dire la seule pression de l’opinion publique intérieure, les Américains iraient-ils mourir pour l’Afghanistan ? (Ou les Français pour le Mali?) Pour les Droits de l’homme ? Le droit des femmes ? La liberté religieuse ? Les Chrétiens d’Orient ? Sur ces critères, on reprendrait Constantinople. Les Talibans jouent leur existence leur vie, terrestre et spirituelle, en Afghanistan, leur idéologie justifie tout sacrifice, toute torture. Comme Daech. Les Américains non. L’émotion passée, la guerre reste, la volonté de vaincre en moins.
Déclin de l’Occident, mais gains de l’Occident.
Est-ce le signe du déclin de l’Occident ? D’un coté les Occidentaux perdent les guerres depuis plus de cinquante ans. D’un autre, ils gagnent jour après jour. Ce qui en dit long sur la transformation de la guerre, de la puissance.
Contre l’URSS, victoire éclatante (d’ailleurs l’Empire éclata). Ceux qui l’emportèrent furent aussi ceux qui se battirent le moins : les Européens. Jusqu’à récupérer les républiques baltes. Poutine a pris la Crimée ? La belle affaire ; il a perdu l’Ukraine, définitivement. Il peut toujours s’accrocher au Donbass et à l’Ossétie, le gain d’arpents de terre ou du nombre d’âmes n’est plus de mise. Déjà, le PIB du Benelux dépasse celui de Russie.
Qui, finalement, a gagné la guerre du Vietnam ? Les Américains comptent aujourd’hui sur le gouvernement vietnamien plus qu’ils ne le pouvaient du temps du général Diem[2], sans frais. Echanges, investissements, influence culturelle grandissent. Le Vietnam est un allié face à la Chine.
Il n’y a plus de gendarme du monde
La Chine, justement, a déjà accueilli les délégations des Talibans. L’axe Chine-Pakistan-Afghanistan inquiète … jusqu’à l’Iran, encore en porte à faux. Mais tout poids provoque un contre poids : les Saoudiens inaugurent leur premier exercice naval avec l’Inde dans le golfe persique; la Russie se méfie.
Au moment où la critique du colonialisme et du postcolonialisme refleurit, le devoir d’ingérence disparait. Partout, les régimes autoritaires, en l’absence d’une Amérique moralement conquérante, emprisonnent, tuent, pendent, empoissonnent. Où est le gendarme du monde ? Qui craint les admonestations de l’Union européenne ? Les Chinois n’ont ils pas désormais les mains libres à Hong Kong et Taïwan, l’Iran au Liban ? Sans gendarme américain, le monde est moins sûr.
Le monde est promis pour longtemps à de nombreuses « petites guerres », où les massacres ne seront pas petits.
Les conflits stratégiques, entre puissances, se feront ailleurs, verrouillant les points nodaux de l’espace et du cyberespace, de l’intelligence artificielle, de la nanosphère, la robotique et la finance.
Les Talibans ont-ils une entente de fond avec les Etats-Unis ?
Dans ce désastre apparent transparait une évidence : l’Afghanistan ne serait pas aux mains des Talibans si les Américains en avaient décidé autrement. Les négociations, au plus haut niveau (le général Milley, Chef d’Etat Major US), se sont longuement tenues à Doha. On peut supposer que toutes les clauses de cet accord ne sont pas publiques. On peut aussi observer qu’aucun américain n’a été tué, ni aucun taliban. L’accord semble respecté… Comme pour le Vietnam, il n’est pas impossible que demain l’Afghanistan, contre l’Iran, face à la Chine, avec le Pakistan, ne trouve une entente avec les Etats-Unis.
Il y a plus d’un an et demi que Trump a signé avec le mollah Baradar, qu’ils ont fait sortir d’une prison pakistanaise[3]. Les Américains ont traité peut-être plus au fond que ce qui est dit.
Ils ont désormais d’autres guerres et ont d’autres armes.
Depuis longtemps, les Américains considèrent que leur guerre n’est pas là. Tant pis pour les alliés. Biden abandonne ses soutiens afghans, comme Trump avait laissé les Kurdes, Obama les Irakiens… Leçon de guerre : ne pas confier ses intérêts à d’autres. Une Amérique qui s’isole n’est pas une bonne nouvelle, les Américains sont des alliés peu fiables. Leçon pour les Européens qui ne jurent que par l’OTAN.
Après le dossier afghan, le dossier iranien presse, avec l’arme nucléaire (comme au Pakistan).
Laurent Dominati
A. Ambassadeur de France
A/ Député de Paris
Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press
[1] « En marge des combats douteux », 1979 in Politique étrangère.
[2] Président du sud Vietnam tué dans un Coup d’Etat en 1963, avec l’aval de la CIA.
[3] 29 février 2020.
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