La France a tardé à tirer parti des drones dans les opérations militaires modernes. Un article de notre partenaire, Euractiv.
C’est l’histoire d’un fiasco incroyable. Il est connu et identifié depuis longtemps : il a fait l’objet de nombreux rapports parlementaires et d’articles de presse. Indéniablement, la France a raté le virage des drones militaires aériens. C’est l’un des thèmes examinés dans le rapport annuel 2020 par la Cour des comptes, qui souligne que cette « rupture stratégique » a été « mal conduite ». Pourtant, la France a déployé ses premiers drones lors de la première guerre du Golfe en 1990-1991 (drone expérimental MART) puis en ex-Yougoslavie (déploiement en Bosnie du CL-289 en 1996, puis du Crécerelle en 1998). Mais il faudra attendre l’engagement de systèmes intérimaires en Afghanistan à la fin des années 2000 « pour que soit emportée la conviction de la nécessité des drones dans les opérations militaires », selon la Cour des comptes.
« Alors que ces matériels sont en augmentation dans la plupart des forces armées, la France a tardé, malgré la solidité de son industrie d’armement, à s’équiper, du fait de projets ponctuels, conduits sans vision stratégique cohérente sur le long terme. Aujourd’hui encore, malgré une accélération de la politique d’acquisition, le parc de drones militaires français reste limité, comparativement à celui d’autres pays, comme le Royaume-Uni, et, sur certains segments, vieillissant », écrit la Cour des comptes.
Hésitations et revirements
Dans la continuité de la coopération militaire initiée par la France et le Royaume-Uni, avec les traités de Lancaster House de 2010, un accord-cadre, signé en juillet 2012, a permis aux deux pays d’évaluer les opportunités de coopération dans le domaine des drones tactiques, notamment à travers le Watchkeeper, déjà utilisé en opération par les Britanniques. Finalement, dans un contexte de compétition entre groupes industriels français, une mise en concurrence européenne a été réalisée en 2014, au terme de laquelle le Patroller de Safran a été retenu.
Sur le segment des drones MALE (Moyenne altitude, Longue endurance), la France s’est beaucoup cherchée après avoir en vain lancé puis abandonné plusieurs projets comme l’EuroMale, l’Advanced UAV, le Talarion, le Telemos et, enfin, le Voltigeur. Un énorme fiasco qui a conduit à l’achat par le ministre de la Défense de François Hollande, Jean-Yves Le Drian, de drones américains, le Reaper. En matière de drone MALE, la France va donc voler américain à la grande satisfaction de l’armée de l’air. « Cette décision s’est inscrite dans le contexte du moment, celui d’un besoin opérationnel à satisfaire dans des délais resserrés, des hésitations répétées des pouvoirs publics et des industriels », écrit la Cour des comptes. L’achat de drones américains évalué à 800 millions d’euros n’est que « la première étape d’efforts financiers conséquents à venir », estime-t-elle.
Mais cette décision d’acheter du matériel américain a été critiquée, en particulier au regard du coup de canif à l’autonomie stratégique et industrielle de la France. Les deux premiers systèmes livrés à la France ont été prélevés sur les chaînes de production dédiées à l’armée de l’air américaine et, donc, dans une version non dédiée à l’export. Des critères de sécurité et des restrictions d’utilisation spécifiques ont été exigés par les États-Unis. L’acquisition de ces Reaper s’est accompagnée de contraintes importantes, explique la Cour des comptes : le déploiement en dehors de la bande sahélo-saharienne est soumis à autorisation des Américains ; la maintenance est exclusivement réalisée par l’industriel américain ; la formation a créé une dépendance au système de formation américain. Pour autant, la plupart de leurs contraintes d’utilisation devraient être levées avec la livraison des derniers systèmes en version export.
Pourquoi un tel fiasco
Plusieurs explications d’ordre opérationnel ont été mises en avant par le ministère des armées pour justifier les retards pris à se doter de cette capacité, précisent les Sages de la rue Cambon : besoin de valider des solutions techniques, délais nécessaires à l’acquisition des compétences par les industriels français et européens et à l’élaboration de doctrines d’emploi adaptées. « Au-delà des explications avancées par les armées, des causes plus profondes et cumulatives sont tout autant à mettre en avant dans les retards et les surcoûts occasionnés », note la Cour des comptes. Outre l’urgence opérationnelle qui a poussé à l’acquisition de matériels américains de l’US Air Force, la Cour des comptes évoque « des résistances d’ordre culturel, en particulier au sein de l’armée de l’air, dans la mesure où les drones bousculent les équilibres actuels qui placent le pilote au cœur du dispositif aérien ».
Tout comme elle identifie des « divergences de besoins opérationnels entre armées, notamment l’armée de l’air et l’armée de terre, qui conditionnent le partage des responsabilités en matière de moyens aériens ». Elle pointe en outre « un manque de constance et de cohérence dans les choix industriels, capacitaires et diplomatiques des pouvoirs publics » et « des rivalités entre industriels, qui ont abouti à une forte concurrence intraeuropéenne qui s’est révélée dommageable ». « L’absence de vision stratégique et de planification de moyen terme a retardé les possibilités de mises en commun de matériels ou les voies d’optimisation et de mise en cohérence de la politique d’acquisitions », insistent les sages de la rue Cambon.
Enfin, les échecs répétés en matière de coopération peuvent également s’expliquer par une solide implantation de drones MALE étrangers dans les armées européennes. Le Royaume-Uni, la France, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas et la Belgique volent américain tandis que l’Allemagne s’est offert des drones israéliens. Dans le détail sont actuellement en service ou en cours d’acquisition : au Royaume-Uni, 10 drones Reaper qui doivent être remplacés, à horizon 2024, par 16 Protector ; en France, 11 Reaper ; en Italie, 6 Reaper, auxquels s’ajoutent 6 Predator, la version antérieure du Reaper, toujours en activité ; 4 Reaper pour chacun des pays suivants : la Belgique, l’Espagne et les Pays-Bas ; l’Allemagne, de son côté, opère 6 Heron 1 en leasing en attendant leur remplacement par 5 Heron TP, à partir de mi-2020.
Les drones représentent 2 % de l’effort de dépense
« Des moyens en augmentation, mais encore limités », juge la Cour des comptes. Après une prise de conscience tardive de l’intérêt opérationnel des drones, les investissements se sont accéléré ces dernières années, surtout depuis 2015, « mais restent encore limités au regard des potentialités de ces équipements, en termes d’efficacité et de coûts », estime-t-elle. Au regard des investissements annuels du ministère des armées dans les programmes d’armement sur la période récente, les montants dédiés aux drones n’ont jamais représenté plus de 2 % de l’effort global.
Les crédits dédiés aux drones sont appelés à augmenter dans les années à venir, compte tenu des besoins avérés des armées et des écarts capacitaires, qui existent avec des armées comparables, comme au Royaume-Uni par exemple. « Les financements doivent en conséquence être dimensionnés pour répondre à cette exigence et le besoin suffisamment anticipé pour éviter de devoir acheter du matériel étranger », explique la Cour des comptes. Un profond renouvellement des capacités de l’armée française est attendu entre la fin 2019 et le début 2020 pour remplacer des matériels au bord de la rupture capacitaire, grâce au Patroller, nouveau drone tactique de Safran en dépit de son crash la veille de sa première livraison, et du Spy’Ranger de Thales, nouveau mini-drone de l’armée de terre.
Enfin un drone MALE européen ?
Pour la Cour des comptes, il importe que le programme de drone MALE européen, conduit actuellement sous la responsabilité de l’OCCAr, puisse être mené à son terme dans de bonnes conditions. Ce n’est pas encore gagné : les industriels et la France divergent sur le prix du programme. Mais un tel succès pourrait préserver les intérêts stratégiques européens, à condition de lancer un programme soutenable financièrement et conforme au besoin opérationnel. Pour la France, l’enjeu est de remplacer les flottes actuelles de drones américains Reaper, dont la fenêtre de retrait de service est désormais envisagée entre 2032 et 2036. Au-delà, ce programme présente des enjeux stratégiques dans une perspective de souveraineté européenne.
« Il s’agit en particulier de consolider les coopérations, de tester la solidité des liens tissés avec nos partenaires, en particulier l’Allemagne, de consolider une base industrielle technologique et de défense européenne, tout en s’inscrivant dans le cadre plus global de la construction d’une Europe de la défense », précise la Cour des comptes.
Pourtant, les difficultés du projet doivent inciter à « la plus grande vigilance », note-t-elle. Les approches différentes en termes de besoins opérationnels entre la France et l’Allemagne qui ont conduit au choix de la double motorisation au prix d’un alourdissement du vecteur aérien, les retards comme les coûts annoncés par les industriels – de près de 30 % encore supérieurs au prix attendu par le ministère des armées – considérés à ce stade comme inacceptables par les pays partenaires, sont « autant de signaux d’incertitude sur la capacité du projet à aboutir dans de bonnes conditions », avertissent les Sages de la rue Cambon. Le ministère des armées s’est laissé jusqu’au début de l’année 2020 pour conclure les négociations avec les industriels. Il prévoit une notification du contrat mi-2020.
« La détention de capacités opérationnelles performantes, essentielle à la préservation de la liberté d’action des armées françaises ainsi que la maîtrise des coûts, notamment des coûts de possession, seront des critères d’appréciation fondamentaux qui devront peser autant que les autres considérations, explique le ministère des Armées dans sa réponse à la Cour des comptes. Il serait en effet difficilement compréhensible qu’en 2028, les armées françaises ne soient pas dotées d’équipements aussi performants que ceux, d’ores et déjà disponibles sur le marché.
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