En 1989, le Rideau de fer se fissure. La Hongrie, alors satellite de l’URSS, ouvre ses frontières avec l’Autriche et devient le premier domino de la chute du mur de Berlin. Dans ce contexte historique, un jeune diplomate français, Philippe Gustin vit ces bouleversements au cœur de Budapest. Nommé par la France directeur adjoint des cours de l’institut français il choisit de s’expatrier dans la capitale hongroise en compagnie de sa famille. Trente-cinq ans plus tard, il livre son témoignage dans Elfogyott – Budapest 1989 et les jours d’après (Rio Bravo Éditions), préfacé par François Sureau de l’Académie française.
C’est d’abord l’ouvrage d’un jeune diplomate au cœur de l’Histoire et le livre du témoin privilégié d’un changement de monde. Mais l’auteur est aussi un homme tombé amoureux de Budapest. Qu’il n’a jamais véritablement quitté puisqu’il y a établi sa résidence secondaire.
Il s’adresse au lecteur avec la ferveur d’un passeur entre l’Est et l’Ouest et la profondeur d’un homme attaché à cette vaste culture de la mittleleuropa qu’il nous offre en partage dans un peu plus d’une centaine de pages. Au risque d’employer une formule éculée, le livre se dévore tout seul et pas seulement parce qu’on y parle de la cuisine locale. Il est truffé d’anecdotes de vie savoureuses, de l’installation épique à Budapest dans une maison sans téléphone, au rituel sensuel des bains, jusqu’à la queue qu’on fait pour la quête de précieuses bananes, bien rare dans la Hongrie des pénuries. Derrière ces chapitres courts et toniques se dissimulent des réflexions plus politiques, la volonté de dépasser l’image de la Hongrie actuelle pour puiser dans l’âme d’un peuple millénaire :
« Elfogyott » : le mot d’une époque
Elfogyott signifie « il n’y en a plus ». C’était la phrase rituelle des commerçants et restaurateurs de Budapest avant 1989. Derrière cette formule, une réalité de frustrations quotidiennes. Mais aussi, comme le raconte Philippe Gustin, une atmosphère de fin de cycle, celle d’un monde sur le point de basculer où l’abondance promise par l’ouest ne sera souvent qu’un leurre malgré les libertés démocratiques.
Elfogyott « Ce mot est révélateur du système D hongrois », confie-t-il. Les plats proposés sur le menu sont absents des cuisines mais les restaurants se débrouillent quand même pour servir un plat unique parfaitement savoureux.
« la même cuisine traditionnelle hongroise roborative et goûteuse à la fois : ragoûts en sauce (pörkölt) ou volailles sous toutes leurs formes que l’on accompagnait de savanyúság, des légumes en saumure, du cornichon au poivron farci de choucroute dont la douce aigreur permettait de mieux digérer »
Extrait, Philippe Gustin, Elfogyott – Budapest 1989 et les jours d’après – Rio Bravo Éditions
Le régime communiste continue à contrôler la population mais malgré cet étau la « vie culturelle est foisonnante ». L’auteur, passionné de musique,, revit ses plus beaux moments de mélomane et nous confie sa passion pour le cinéma : il jouera même dans un film hongrois et se lancera dans le sous-titrage.
Ces scènes de la vie ordinaire d’un observateur engagé restituent la complexité d’un communisme du quotidien à visage (presque) humain où la vie poursuivait son cours malgré les contraintes et les « taupes » à qui l’auteur consacre un chapitre ironique et amusant où il révèle ses subterfuges pour se jouer de la police du régime et de ses informateurs.
Le témoignage d’un diplomate et d’un historien
Dans son récit, Philippe Gustin, qui, depuis le 10 septembre 2025 occupe la fonction de Directeur de cabinet du nouveau Premier Ministre, Sébastien Lecornu, restitue l’ambiance de Budapest avant et après l’effondrement du Rideau de fer.
On ressent l’aspect fondateur de ce moment. C’est l’été 89 et c’est l’acte 1 qui va conduire à la chute du mur de Berlin. Des familles passent à pied vers l’Autriche. Des Allemands de l’est affluent en Hongrie, pressés de retrouver l’ouest. Une brèche existe enfin dans cette ceinture hermétique qui coupait l’Europe en deux. La fuite des Allemands de l’est passe alors par la capitale hongroise :
A l’été 89, « la solidarité au sein de la communauté ouest-allemande de Budapest, peu présente en ces temps de vacances, fit merveille et chacun dut héberger pour quelques heures ou quelques jours des Allemands de l’Est le temps qu’ils se fassent établir le précieux sésame leur permettant de franchir la frontière «verte» »
L’émotion ressentie par le diplomate dans la capitale est palpable. Ce n’était pas seulement une frontière qui s’ouvrait, mais une ère nouvelle pour l’Europe.
On découvre ensuite comment la France va aider au « recyclage » des professeurs de Russe, langue obligatoire sous le communisme mais devenue nettement moins populaire dans la nouvelle Hongrie « libérée ». La relance du français devient prioritaire pour le Quai d’Orsay, son institut qui accueille 500 étudiants dans des locaux exigus avant l’inauguration d’un nouveau bâtiment verra l’effectif d’apprenants multiplié par dix :
« Un volet de ce plan de relance concernait le «recyclage» des professeurs de russe avec l’idée aussi ambitieuse qu’absurde d’en faire en quelques mois des professeurs de français ».
En effet, ces vieux professeurs de russe n’ont souvent qu’une connaissance théorique d’une langue française qu’ils n’ont jamais pratiquée. La France cherche alors à renforcer son influence auprès des élites francophones locales tandis que l’Allemagne et l’Autriche demeurent les nations de référence. Le livre, Elfogyott – Budapest 1989 et les jours d’après, entre chronique personnelle et document historique, narre les rencontres avec des personnages hauts en couleur, montre l’ouverture progressive de la Hongrie, et le basculement d’un pays clé de l’Europe centrale.
Ici on n’est cependant pas passé de l’ombre à la lumière. Il n’y a aucune fascination de Philippe Gustin pour la Hongrie du libéralisme où l’inflation est galopante, les inégalités profondes et où les personnes âgées sont parfois contraintes de faire la manche. Celui qui est également docteur en histoire sociale nous livre un ouvrage permettant de mieux comprendre la Hongrie contemporaine sans complaisance.
Ainsi du chapitre sur les langues étrangères. « Les Hongrois, qui pendant plus de mille ans n’avaient eu de cesse de protéger leur propre langue, comprirent très vite la nécessité d’apprendre une langue étrangère, ne serait-ce que pour tirer plus efficacement profit du capital touristique du pays. »
Familier d’un pays qu’il visite régulièrement depuis 35 ans, Philippe Gustin fait œuvre de pédagogue entraîné par sa première vocation de professeur et dit le pragmatisme de ces Hongrois qui se sont convertis à l’anglais par sens du commerce et du tourisme, qui tirent parti de la liberté de circuler permise par l’Union Européenne tout en renouvelant Victor Orban à leur tête.
Il sait redonner de la chair à une relation bilatérale franco-hongroise faite parfois de brouilles et d’incompréhensions, où le traité de Trianon qui a rétréci la Hongrie de l’après première guerre mondiale reste une blessure.
Chargé de mettre en œuvre notre politique de coopération culturelle et linguistique il pointe les limites de cette action diplomatique :
« Je ne peux que regretter toutefois que malgré tous les efforts déployés, le français reste encore aujourd’hui une langue réservée à quelques amoureux de la culture française ».
Nimbés de l’amour nostalgique pour le Budapest de 89 qui s’éloigne sans toutefois disparaître, les souvenirs de ce jeune diplomate font résonner en nous cette passion sensible qui accompagne la découverte de l’autre dans un moment charnière de l’Histoire. Quand le temps s’accélère, quand notre jeunesse s’éloigne, et que les lieux de nos plaisirs s’effacent uns à uns, reste à prendre la plume et à coucher le passé sur le papier pour tenter de le retenir.
L’invitation au voyage hongrois, Elfogyott – Budapest 1989 et les jours d’après (Rio Bravo Éditions) de Philippe Gustin vous permettra de cheminer avec l’élégance d’un jeune diplomate cultivé au cœur de l’Histoire en train de se faire.
Entretien avec Philippe Gustin :
« Il flottait déjà un parfum de fin de régime dans cette baraque considérée comme la plus gaie du camp soviétique »
Philippe Gustin, Elfogyott – Budapest 1989 et les jours d’après (Rio Bravo Éditions)
Lesfrancais.press : « Vous étiez un jeune diplomate français à Budapest en 1989. Quelle était l’ambiance quotidienne dans la capitale hongroise à l’approche de la chute du Rideau de fer ? »
Philippe Gustin : « Comme je le raconte dans le livre, j’ai mis les pieds à Budapest pour la première fois en mai 1988, la semaine où János Kádár a quitté le pouvoir. Il flottait donc déjà un parfum de fin de régime dans cette baraque qui était considérée comme la plus gaie du camp soviétique. Il y avait certes quelques pénuries, on savait que nos faits et gestes étaient surveillés mais a contrario, on profitait d’une vie culturelle qui était déjà foisonnante. La vie quotidienne était donc plutôt agréable surtout pour le jeune diplomate étranger que j’étais. »
Lesfrancais.press : « Le mot « Elfogyott » (« il n’y en a plus ») résume bien les pénuries d’alors. Comment ce détail anecdotique reflète-t-il, selon vous, un état de société à la veille d’un basculement historique ? »
Philippe Gustin : « Un jour que j’étais dans la province hongroise, je me suis arrêté dans un modeste restaurant d’une petite ville. Je fus étonné par la carte qui faisait plusieurs pages. Comme je m’en étonnais auprès d’un ami hongrois qui m’accompagnait, ce dernier me répondit : « ne t’inquiète pas, c’est le serveur qui te dira ce que tu vas manger ». Et en effet, chaque fois qu’on demandait un plat, il nous répondait: « Elfogyott » et c’est donc lui qui nous a dit au bout de 5 minutes qu’il n’y avait qu’un plat qui d’ailleurs n’était pas à la carte et qui plus est était délicieux. Elfogyott était donc un révélateur du système D hongrois. »
Lesfrancais.press : « Vous avez assisté à l’ouverture de la frontière austro-hongroise qui a précipité la chute du mur de Berlin. Quel souvenir précis gardez-vous de ce moment ? »
Philippe Gustin : « Une des nouvelles du livre revient sur le fol été 1989. Mon épouse étant allemande, nous fûmes mis à contribution dès le mois de mai dans le cadre de la chaîne de solidarité qui s’est rapidement mise en place pour faire passer la frontière aux Allemands de l’Est venus en vacances au Balaton. A posteriori, je peux dire que nous étions tellement occupés que nous n’avions pas l’impression de vivre des moments historiques. Et pourtant… »
Lesfrancais.press : « Quels étaient vos interlocuteurs hongrois en tant que jeune diplomate ? Sentiez-vous chez eux une attente d’Europe, de démocratie ? »
Philippe Gustin : « J’avais 28-29 ans à l’époque et travaillais à l’Institut français. Mes interlocuteurs au quotidien étaient des étudiants hongrois qui voulaient apprendre le français avec pour certains le secret espoir d’aller travailler au Canada ou en Suisse, beaucoup moins en France.
« La démocratie n’est jamais acquise »
Philippe Gustin, auteur d’Elfogyott – Budapest 1989 et les jours d’après (Rio Bravo Éditions)
Il y avait surtout chez ces gens jeunes pour la plupart, une aspiration à mieux vivre matériellement. Ils voulaient aussi pouvoir voyager librement en Europe ce qui n’était pas le cas puisqu’ils étaient soumis à des visas. »
Lesfrancais.press : « Avec plus de trente-cinq ans de recul, quel est selon vous l’héritage le plus durable de 1989 pour l’Europe centrale ? »
Philippe Gustin : « La plupart des pays d’Europe centrale n’avait jamais connu la démocratie. La Hongrie depuis la scission de l’Empire en 1919 n’avait connu que des régimes autoritaires. 1989 offrait la perspective de la démocratie mais les pays occidentaux ont estimé à tort que la démocratie se décrétait. En fait, elle s’apprend de surcroît au cours d’un long processus et en plus elle n’est jamais acquise. »
Lesfrancais.press : « La Hongrie d’aujourd’hui est parfois perçue comme en tension avec l’Union européenne. Comment concilier la mémoire de 1989 et les débats politiques ? »
Philippe Gustin : « J’ai gardé des attaches en Hongrie où je vais très régulièrement depuis 37 ans. La Hongrie a toujours résisté depuis sa création il y a plus de 1000 ans à l’influence des empires qui l’entouraient avec le souci de protéger sa langue et sa culture.
« Je reste un historien dans l’âme »
Philippe Gustin, auteur d’Elfogyott – Budapest 1989 et les jours d’après (Rio Bravo Éditions)
Je ne pense pas que la Hongrie soit contre l’Union européenne. Les Hongrois apprécient en particulier de pouvoir se déplacer ou commercer librement au sein de l’espace européen. Ils ne veulent pas pour autant se faire imposer un modèle de civilisation qui ne leur correspond pas. C’est une partie de l’ambiguïté de la relation actuelle entre l’UE et la Hongrie. »
Lesfrancais.press : « Pensez-vous que les diplomates jeunes en poste aujourd’hui peuvent vivre des basculements historiques comparables, par exemple en Ukraine ou dans les Balkans ? »
Philippe Gustin : « Bien sûr. L’histoire du monde est faite de basculements plus ou moins marqués. L’Europe n’en a d’ailleurs pas le monopole. La chance inouïe des diplomates jeunes ou moins jeunes est d’être les témoins privilégiés de ces bouleversements. »
Lesfrancais.press : « Qu’est-ce qui vous a poussé à transformer vos souvenirs en récit littéraire et historique ? »
Philippe Gustin : « C’est une longue histoire. Avec l’âge, j’ai de plus en plus le souci de la transmission. Je reste historien dans l’âme et je pense qu’il est important de laisser une trace de la vie quotidienne d’un Français en Hongrie à ce moment historique.
Ce sera j’espère avec plaisir que ceux qui ont vécu une expérience similaire dans les pays d’Europe de l’Est liront ce livre. Quant à ceux qui s’intéressent à ces pays d’Europe centrale et orientale encore méconnus par les Français, ils trouveront des informations pour mieux comprendre la Hongrie actuelle. »
Lesfrancais.press : « Comment François Sureau, préfacier de votre livre, a-t-il éclairé votre démarche ? »
Philippe Gustin : « Mon ami François Sureau est un bon connaisseur des pays d’Europe centrale et orientale. Nous avons souvent des échanges sur nos expériences respectives dans les pays de cette zone. Il a été de ceux qui m’ont encouragé à publier ce petit livre de nouvelles. Je le remercie de sa préface qui est une valeur ajoutée inestimable pour l’ouvrage. »
Lesfrancais.press : « Que souhaiteriez-vous que retiennent les jeunes générations en lisant Elfogyott ? »
Philippe Gustin : « J’aimerais que ces nouvelles leur permettent de prendre conscience de la réalité de la vie quotidienne en Hongrie dans ces moments de bascule historiques pour mieux comprendre la Hongrie contemporaine. »
Le parcours d'un grand commis de l'Etat :
Philippe Gustin est issu d’une famille de bouilleur de cru de Fougerolles en Franche-Comté.
Il sera d’abord enseignant et s’investira dans la coopération linguistique et culturelle avec des affectations en Europe centrale auprès de l’OFAJ en Allemagne, à Budapest puis en Autriche. Il soutient en 1991 un doctorat d’histoire sociale avant de réussir le concours d’entrée de l’ENA en 1999 et d’intégrer la promotion Nelson Mandela. Attiré par les fonctions régaliennes il choisit l’administration préfectorale. Sous-préfet puis directeur de cabinet de Préfet il sera appelé à servir en cabinets ministériels entre 2009 et 2012 d’abord comme conseiller dans l’équipe de Christine Lagarde (Économie, Industrie et Emploi) puis comme directeur adjoint puis directeur de cabinet de Luc Chatel (Industrie, puis Éducation nationale). Entre 2012 et 2014 il est nommé Ambassadeur de France en Roumanie, retrouvant une administration diplomatique où il a fait ses premières armes plus de 20 ans auparavant.
En 2018 il est nommé préfet de Guadeloupe puis en 2023 préfet de la région Bretagne, des affectations où cet homme d’autorité et de dialogue saura faire valoir son sens de la conduite des affaires de l’Etat et sa capacité à faire face à des situations complexes.
Entre temps il aura suivi Sebastien Lecornu comme directeur de cabinet du ministre des Outre-mer puis directeur du cabinet civil et militaire du ministre des armées, couronnant un parcours politique en cabinet dans des fonctions exigeantes où ses valeurs républicaines et ses capacités de travail trouveront un écrin naturel. Conseiller maître en service extraordinaire à la Cour des comptes à partir d’avril 2025, il est, depuis le 10 septembre, le Directeur de cabinet de Sébastien Lecornu, devenu Premier ministre.
Homme de fidélité et de conviction il a été engagé à l’UMP. Il est officier de l’ordre national du mérite et chevalier de la Légion d’honneur.
Philippe Gustin, Elfogyott – Budapest 1989 et les jours d’après (Rio Bravo Éditions) disponible dans toutes les librairies et aussi sur les plateformes de commande comme Amazon
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Auteur/Autrice
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Boris Faure est l'ex 1er Secrétaire de la fédération des expatriés du Parti socialiste, mais c'est surtout un expert de la culture française à l'étranger. Il travaille depuis 20 ans dans le réseau des Instituts Français, et a été secrétaire général de celui de l'île Maurice, avant de travailler auprès des Instituts de Pologne et d'Ukraine. Il a été la plume d'une ministre de la Francophonie. Aujourd'hui, il collabore avec Sud Radio et Lesfrancais.press, tout en étant auteur et représentant syndical dans le réseau des Lycées français à l'étranger.
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