Mariés avec le crime

Mariés avec le crime

Le procureur paraguayen de lutte contre la drogue, Marcelo Pecci, a été tué alors qu’il était en voyage de noces en Colombie. Des tueurs venus en jet ski l’ont abattu sur la plage. Les polices de Colombie, du Paraguay et des États-Unis coopèrent sur ce crime. Gangs, mafias et cartels le font depuis longtemps, et mieux. 

La criminalité organisée représente une véritable puissance dans les affaires mondiales. Son chiffre d’affaires était estimé en 2016, par l’ONUDC, à 880 milliards de dollars, aujourd’hui à plus de 1500 milliards de dollars. Certains disent 2000, comment savoir ? Le marché de la drogue à lui seul est évalué à 1000 milliards de dollars. Le trafic d’êtres humains (migrations, proxénétisme), 150 milliards. Les exploitations illégales (pétrole, mines, diamant, or, espèces rares) : 260 milliards. Rackets, trafic des déchets, d’armes : 55 milliards. Cybercriminalité : une inconnue à 20 milliards ou 400 milliards ? Chiffres incertains, d’autant que beaucoup d’activités naviguent dans des zones grises, entre le légal et l’illégal. Tout l’argent des trafics n’est pas blanchi, seul celui qui est réinvesti l’est.

L’organisation mafieuse infiltre la sphère légale, elle ne se contente pas de contrôler des marchés interdits (drogue, armes, traite), ni d’agir par la violence contre la loi (vols, prostitution, racket) ou ses concurrents, elle achète ou contraint les intermédiaires qui deviennent complices permanents : justice, police, gouvernement, banques et entreprises. 

Au Paraguay une ville nouvelle, Ciudad el Este, aux frontières du Brésil et d’Argentine, la plus grande zone franche d’Amérique, accueille toutes les organisations criminelles, des Triades chinoises au Primeiro Comando de la Capital (PCC) brésilien. Marcelo Pecci avait enquêté sur l’exportation de la drogue colombienne via le Paraguay pour l’Europe : l’affaire « Ultranza Py », 250 millions de dollars, concernait beaucoup d’autorités.

Sans narcopolitique, un Etat a du mal à devenir un narco-État. 

En Colombie, une grève nationale « armée » a été décrétée par le Cartel du Golfe, après l’extradition de son chef, Otoniel, aux États-Unis. Au Mexique, le fils d’El Chapo Guzman a dû être libéré, après des émeutes et des assassinats.  Le Président López Obrador considère qu’il vaut mieux faire la paix que la guerre avec les cartels. Beaucoup de membres de son parti (Morena) sont accusés de faire leur jeu, c’était déjà le cas des autres partis. Le ministre de la sécurité du Président Calderon (PAN), Gennaro Garcia Luma, ex-tsar anti drogue, protégeait le Cartel de Sinaloa. L’ex-ministre de la défense du Président Pena Nieto (PRI), le général Cienfuegos, arrêté pour des liens avec un cartel concurrent, a été libéré. En Equateur, le Président a décrété l’état d’urgence dans trois provinces victimes de la guerre entre groupes révolutionnaires qui contrôlent la route de la drogue colombienne vers le Mexique. Au Honduras le président Juan Orlando Fernandez, à peine sorti de charge, a été extradé vers les États-Unis pour narcotrafic. Son chef de la police aussi. Sans narcopolitique, un Etat a du mal à devenir un narco-Etat. Rien de mieux que la police ou l’armée pour orienter le trafic en faveur de tel ou tel. Au Venezuela le régime de Maduro est considéré comme une passerelle du trafic de cocaïne par la DEA.

La criminalité organisée ne concernerait-t-elle que des états en faillite ou les pays pauvres ?

Mais ce serait une erreur de croire que la criminalité organisée n’a d’influence dans la politique qu’en Amérique latine. En Afrique, les groupes dits terroristes, qui sont ceux de seigneurs de guerre, assurent le trafic de drogue, d’armes, de personnes. La criminalité prospère sur les zones de guerres (Sahel, Erythrée, Soudan) dans des Etats plus ou moins faillis. Les Talibans se sont nourris du trafic d’opium, mais le clan Karzaï de l’ancien président, les services secrets du Pakistan n’y sont pas étrangers. 

La criminalité organisée ne concernerait-t-elle que des états en faillite ou les pays pauvres ? Hong Kong, qui n’est pas pauvre, abrite les triades chinoises. Les Yakusas sont installés au Japon. L’Italie, pays riche, est le modèle de toutes les mafias. La N’drangheta calabraise aurait un chiffre d’affaires de 50 milliards de dollars par an et représenterait 80 % de l’introduction de la cocaïne en Europe, grâce à ses liens avec les producteurs colombiens, brésiliens… Elle est aussi liée aux Triades chinoises, notamment dans le nouveau marché de la cybercriminalité.

L’internationale du crime organisé.

Les mafias italiennes ont aussi accueilli à Milan la mafia nigériane, ancrée dans la politique du pays le plus peuplé d’Afrique. Rien ne peut vraiment échapper aux trois principales mafias nigérianes actives dans la prostitution, la drogue, les armes, le pétrole (elles taxeraient 20% de la production de pétrole nigérian), le gouvernement et même la religion.

Le crime s’adapte à toutes les cultes : le nord protestant n’en est pas exempt. Un rapport de la justice néerlandaise décrit les Pays-Bas comme un « narco État ». Les ports d’Anvers (Belgique) et de Rotterdam sont les portes d’entrée de la drogue et autres trafics. Forts de leurs circuits de distribution, les Pays-Bas se spécialisent dans la fabrication de drogue de synthèse. 

L’Europe, considérée pourtant comme le continent qui résiste le mieux à la criminalité, est gangrénée par l’internationale du crime organisé. Les mafias italiennes s’introduisent en France et en Allemagne, les quartiers nord de Marseille sont sous le contrôle des gangs nigérians. Serbie et Monténégro sont considérés comme des Etats dominés par le crime organisé. L’assassinat du premier ministre Zoran Dindic en fut le signe. Kosovo, Albanie, Géorgie, Russie exportent leur savoir-faire criminel.

Selon « l’Indice mondial du crime organisé »,  l’Asie est considérée comme le continent le plus sévèrement touché par le crime. Les Etats du Triangle d’or, Birmanie, Thaïlande, Vietnam, composent avec les Triades chinoises. En Afghanistan, Pakistan, Iran, les routes de la drogue suivent armes et contrebandes. Les principaux marchés sont en Europe et aux États-Unis : certains membres des triades chinoises ont été arrêtés au Canada ou à Rome. 

Les Etats-Unis, qui ont déclaré la guerre à la drogue dans les années 70, multiplient les accords avec les polices du monde. Pourtant, beaucoup considèrent cette guerre comme perdue, ou hypocrite. Voire un moyen de tenir des états faibles et dépendants. Quelles leçons peuvent donner les Etats-Unis et les Européens puisqu’ils sont incapables de contrôler la consommation et les réseaux de distribution sur leur sol ?

Paradoxe : la lutte contre la drogue élimine les petits et renforce les gros.  

L’échec est tel que le mouvement de légalisation des drogues « douces » s’amplifie, du Portugal à la Californie en passant par l’Uruguay. Le but étant de couper la ressource principale du crime organisé en contrôlant la vente, un peu comme le faisait l’Etat français avec le chanvre marocain de la Compagnie du Rif. Le problème est que les drogues douces gagnent de plus en plus en toxicité. 

Le paradoxe est que la lutte contre la drogue, ou le renforcement des frontières, ne fait qu’éliminer les petits et durcir les gros. Les cartels se constituent en oligopoles, parce que le droit d’entrée sur le marché est très élevé. Plus on élève un mur, plus l’échelle est haute, plus l’organisation est puissante. 

D’un côté, il y a donc les mafias qui prospèrent sur la misère, grâce aux faillites des Etats. De l’autre celles qui éliminent leurs concurrents grâce aux barrières érigées par les Etats. Les meilleurs sont celles qui font des Etats leur complice. Mais la complicité peut être lointaine. 

Le blanchiment peut-il se faire sans des Etats honorablement connus pour être le coffre des voyous ? Luxembourg, Suisse, Delaware, Iles Vierges, Panama, Dubaï, Singapour, et bien d’autres ont longtemps facilité la constitution de sociétés écran et le blanchiment. Malgré les mises à jour des règlementations américaines et européennes, serait-il imaginable qu’ils continuent ? Si l’on peut tenter de mettre au ban la Russie, peut-on l’oser pour quelques pays blanchisseurs des milliards du crime organisé ?

Les Etats les plus résistants face au crime sont les Etats démocratiques et non les Etats « forts ».

Le Conseil de l’Europe, l’ONUDC, l’OCDE, Europol et Eurojust recommandent des législations afin d’unifier le droit pénal et faciliter la coopération. Pour l’instant, les Etats les plus résistants face au crime sont les Etats démocratiques et non les Etats « forts ». Ces derniers font de la police – ou de l’armée – un Etat dans l’Etat, hors contrôle, apte à se vendre. Les Etats autocrates sont compréhensifs avec le crime, l’utilisent ou l’imitent. La corruption y festoie. Les démocraties, systèmes ouverts, sont plus transparentes. 

Il leur reste à conforter leurs principes : lutte contre le blanchiment, adaptation des législations dans un cadre international. En Europe, une législation sur les organisations criminelles est urgente. La loi italienne est la seule qui définit une mafia. Elle montre aussi qu’elle reste insuffisante. C’est dire si les autres pays européens paraissent fragiles, les Pays-Bas en sont la preuve. Il faut anticiper les défenses nationales européennes. Ce que l’on fait aux oligarques : la confiscation des biens pour appartenance à un réseau-, ne peut-on le faire à ceux qui sont mariés avec le crime ?

La veuve de Marcelo Pecci serait surprise de l’apprendre, comme 80% de la population mondiale qui vit dans un Etat où le taux de criminalité est élevé. Voici un chantier digne de l’Europe- elle seule peut le faire, en commençant par nettoyer chez elle. Qu’est-ce que l’état de droit quand le crime organisé règne sur des territoires, des banques, des entreprises, des gouvernements ?

Laurent Dominati
Laurent Dominati

Laurent Dominati 

a. Ambassadeur de France

a. Député de Paris

Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press

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