L’illusion de l’isolationnisme américain

L’illusion de l’isolationnisme américain

Les États-Unis se rêvent régulièrement comme une forteresse bénie, protégée par deux océans et une Providence économique. De cette géographie est née une doctrine : l’isolationnisme. Initialement, elle visait à faciliter l’émergence d’une industrie nationale en évitant la concurrence de l’ancienne puissance coloniale, le Royaume-Uni. Au XXIᵉ siècle, cette vieille inclination a retrouvé une nouvelle vigueur au nom de la défense de l’industrie et des salaires américains. La formalisation de l’isolationnisme économique remonte à la fin du XIXe siècle, avec le tarif McKinley de 1890, suivi du tarif Dingley de 1897. Cette doctrine s’appuie également sur une vision morale : selon George Washington, les États-Unis doivent « éviter les alliances permanentes » ; selon les Républicains de l’époque, ils doivent se prémunir de la dépendance économique, jugée corruptrice.

L’entre-deux-guerres s’accompagne d’une montée du protectionnisme. En 1930, la loi Smoot-Hawley relève les droits de douane sur plus de 20 000 produits importés. Ce repli, conçu comme un réflexe de sauvegarde en pleine crise économique, provoque un effondrement du commerce mondial et contribue à l’internationalisation de la récession. Il alimente également les mouvements fascistes sur le Vieux Continent. Les États-Unis abandonnent cette politique mortifère à la fin des années 1930 avec l’arrivée au pouvoir de Roosevelt. Ils imposent le libre-échange au monde libre après la Seconde Guerre mondiale.

Un terme à une politique de réduction des tarifs vieille de 80 ans

Ce choix repose sur l’idée que le commerce international favorise la paix, mais reflète aussi la toute-puissance économique des États-Unis. Avec Donald Trump, l’histoire semble basculer de nouveau. Élu en 2016 sur le slogan « America First », puis en 2024 sur « Make America Great Again », il ressuscite l’esprit des années 1890 et 1930. Il considère que les producteurs américains ont été trahis par l’ouverture des frontières, concurrencés par des travailleurs étrangers et abandonnés par une élite mondialisée. Il dénonce le multilatéralisme qu’il juge responsable de l’affaiblissement de son pays.

Quelles que soient les négociations commerciales en cours, en imposant des droits uniformes de 10 % sur tous les produits, il met un terme à une politique de réduction des tarifs vieille de 80 ans. L’isolationnisme version Trump s’accompagne également d’une volonté de réduire l’immigration, pourtant l’un des moteurs historiques de la croissance américaine.

La tentation du repli défendue par le président américain apparaît anachronique, compte tenu de la forte dépendance extérieure des États-Unis, qui ne ressemblent en rien à ce qu’ils étaient en 1890 ou en 1920. Le poids des échanges extérieurs dans leur PIB a été multiplié par plus de trois en un siècle. Leur dépendance vis-à-vis du reste du monde est plurielle.

La dépendance à l’immigration

Même si le taux de fécondité des États-Unis reste supérieur à la moyenne des pays de l’OCDE, il tend à diminuer et est désormais inférieur à 2 enfants par femme. L’immigration joue un rôle croissant dans l’augmentation de la population américaine. L’économie américaine dépend des travailleurs immigrés, tant pour les emplois peu qualifiés (agriculture, santé, services à la personne, restauration) que pour les postes à haute qualification, notamment dans la recherche et les technologies de l’information.

Drapeau des États-Unis
Drapeau des États-Unis

Les immigrés qualifiés compensent le faible niveau de compétences d’une partie des natifs américains.

La dépendance à l’épargne internationale

Les États-Unis doivent emprunter au reste du monde pour financer leur déficit courant chronique. L’épargne domestique, en particulier celle des ménages, est insuffisante : elle est tombée sous les 5 % du revenu disponible brut en 2024, soit un niveau inférieur à celui d’avant la crise sanitaire. Le déficit public devrait atteindre 7 points de PIB cette année. Sans leur capacité à attirer l’épargne mondiale, les États-Unis ne pourraient plus financer leur balance courante, ni soutenir leur effort d’investissement technologique, qui représentait 4 % du PIB en 2024, contre 2,5 % dans la zone euro.

La dépendance aux importations de biens

Le recul du poids de l’industrie manufacturière américaine depuis les années 1970 s’explique par l’absence d’avantages comparatifs. Le pays s’est spécialisé dans les services technologiques et financiers, ce qui se reflète dans sa balance commerciale. En 2024, la valeur ajoutée manufacturière ne représentait plus que 10 % du PIB, contre 11 % en 2010. La balance des services était excédentaire de 30 milliards de dollars par mois, tandis que celle des biens affichait un déficit supérieur à 150 milliards mensuels.

L’économie américaine est profondément insérée dans les chaînes de valeur mondiales. Les entreprises ont éclaté leur production pour proposer aux consommateurs des produits à bas coût. Les exigences de rentabilité des investisseurs ont renforcé cette organisation. La réindustrialisation est difficile à opérer, en raison du grand nombre d’acteurs concernés et de la complexité des chaînes existantes.

La dépendance aux exportations

Les grandes entreprises technologiques américaines – Alphabet, Apple, Tesla, Amazon, Microsoft – réalisent plus de 50 % de leur chiffre d’affaires à l’international. Une grande partie de leurs bénéfices provient de leurs ventes à l’étranger. Leurs dirigeants ont d’ailleurs vivement réagi à l’annonce des hausses de droits de douane.

Les multiples dépendances structurelles de l’économie américaine – à l’immigration, à l’épargne internationale, aux importations, aux exportations – rendent la politique isolationniste de l’administration Trump intenable à moyen et long terme. L’économie américaine ne peut fonctionner sans les travailleurs venus d’ailleurs, les capitaux étrangers, les biens importés ni les marchés extérieurs. Or, c’est au nom de la défense du pouvoir d’achat des Américains que Donald Trump a été élu. L’ironie est que l’isolationnisme qu’il prône pourrait précisément menacer ce pouvoir d’achat qu’il promettait de renforcer.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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