« Travaillez dur et vous réussirez » : ce conseil que les parents aimaient à répéter à leurs enfants est-il encore d’actualité ? Depuis plusieurs années, le rôle des héritages joue un rôle croissant dans les parcours de vie. Les sociétés occidentales se rigidifient socialement. Sans capital initial, les jeunes ont plus de difficultés à devenir propriétaires de leur résidence principale et à vivre au cœur des grandes agglomérations qui offrent le plus d’opportunités au niveau professionnel. En 2024, les habitants de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). devraient hériter de 6 000 milliards de dollars, soit environ 10 % du PIB, contre 7 % en 1960.
Le poids des héritages par rapport au PIB a doublé en France en soixante ans. En Allemagne, entre 1970 et 2024, il a triplé. En Italie, les héritages ont représenté 15 % du PIB en 2023. Cette progression résulte à la fois de l’enrichissement et du vieillissement. Les habitants des pays aisés accumulent du patrimoine sur des périodes plus longues. La forte valorisation des actifs financiers et immobiliers, ces dernières années, a contribué à augmenter de manière sensible les héritages. Le ralentissement de la croissance depuis une génération et la faiblesse des gains de pouvoir d’achat ont conduit à une forte hausse du rapport patrimoine/revenus.
En France, le patrimoine représente aujourd’hui plus de huit fois le revenu annuel, contre seulement quatre fois il y a cinquante ans. Au Royaume-Uni, une personne sur six née dans les années 1960 devrait recevoir un héritage supérieur à dix années de revenus annuels moyens de sa génération. Pour les personnes nées dans les années 1980, ce ratio atteint un tiers.
Les héritages façonnent de plus en plus les sociétés occidentales.
L’inégalité des héritages est, quant à elle, frappante. Un cinquième des 35-45 ans hériteraient de moins de 10 000 livres, tandis qu’un quart recevrait plus de 280 000 livres. Selon la Réserve fédérale, un Américain faisant partie des 5 % les plus aisés reçoit, en moyenne, plus de 50 000 dollars d’héritage, contre environ 5 000 dollars pour un Américain médian en termes de revenus.
METTRE PHOTO IDEE BABY BOOMERS
Les baby-boomers des années 1950 et du début des années 1960 ont pleinement profité des Trente Glorieuses. Ils ont réussi à se constituer un patrimoine immobilier en empruntant à une époque où l’inflation jouait en leur faveur. Le remboursement des emprunts a été facilité par l’érosion monétaire, d’autant que, dans les années 1970, les salaires étaient indexés sur l’inflation. Par la suite, ces baby-boomers ont bénéficié de la hausse des prix de l’immobilier et des actifs financiers. Les Allemands de plus de 65 ans, qui représentent un cinquième de la population, détiennent un tiers de la richesse nationale. Aux États-Unis, les baby-boomers, qui représentent également un cinquième de la population, possèdent la moitié de la richesse nette du pays, soit 82 000 milliards de dollars. Avec leur montée en âge, ces générations commencent à disparaître, ce qui conduit à des successions plus importantes que dans le passé.
Par le jeu des héritages, les fortunes se concentrent de plus en plus au sein de l’OCDE. Aux États-Unis, en 2023, 53 personnes sont devenues milliardaires grâce à un héritage, tandis que 84 l’ont été par leur activité professionnelle. D’année en année, le nombre d’héritiers milliardaires augmente, tandis que celui des milliardaires « self-made » diminue, du moins dans les pays riches.
Au-delà du cas particulier des milliardaires, les héritages façonnent de plus en plus les sociétés occidentales. À New York, Paris ou Londres, l’achat de logements dans les quartiers les plus huppés est réservé à ceux qui disposent d’un patrimoine important. Les salaires ne permettent plus de rembourser des emprunts portant sur un ou deux millions d’euros. Dans les pays de l’OCDE, les inégalités patrimoniales tendent à s’accroître au point de ressembler à celles qui avaient cours au XIXe siècle.
La notion de « beau mariage » retrouve toute son acuité.
Aujourd’hui, comme il y a une centaine d’années, le meilleur moyen de devenir riche est d’hériter ou d’épouser une personne fortunée. C’est le grand retour de Balzac. La notion de « beau mariage » retrouve toute son acuité. Désormais, les familles aisées sont plus regardantes sur le pedigree des heureux élus. Dans les régions les plus riches des États-Unis, selon The Economist, les jeunes de 20 à 30 ans parlent de plus en plus ouvertement de la nécessité d’épouser une personne fortunée. Le phénomène de « l’accouplement assortatif », où les individus choisissent leur partenaire parmi ceux qui leur ressemblent socialement et économiquement, tend à s’intensifier.
La plupart des recherches se concentrent sur l’éducation ou le revenu, mais des travaux plus récents suggèrent que les héritiers sont également susceptibles de se marier entre eux. Étienne Pasteau, ancien membre de l’École d’économie de Paris, et Junyi Zhu, de la Bundesbank, estiment que l’héritage est deux fois et demie plus influent que le revenu du travail pour expliquer les choix matrimoniaux des Allemands. Une autre étude centrée sur le Danemark montre que, au fil du temps, l’héritage joue un rôle de plus en plus déterminant dans les unions matrimoniales.
Une rupture par rapport au XXe siècle
Après la Première et la Seconde Guerre mondiale, la valeur de la richesse par rapport au revenu national s’est effondrée. Les destructions liées à la guerre et l’inflation élevée ont eu raison des rentiers. A la recherche de financements, les États ont alors augmenté les impôts sur le patrimoine. Depuis quarante ans, l’immobilier a enregistré une forte augmentation de sa valeur, en partie à cause des politiques d’urbanisme restrictives qui limitent l’offre.
La valeur des immeubles possédés par les Britanniques est passée d’un peu plus de 1 000 milliards de livres (130 % du PIB) au milieu des années 1990 à un peu moins de 7 000 milliards de livres (270 % du PIB) ces dernières années. À Paris, le prix des logements a été multiplié par cinq entre 1995 et 2023. Le patrimoine immobilier des ménages français a atteint 5 000 milliards d’euros en 2024. De 1995 à 2023, les prix à la consommation ont progressé de 59 %, tandis que les salaires réels (déduction faite de l’inflation) n’ont augmenté que de 13 %.
La baisse des droits de succession explique en partie le poids croissant de l’héritage au sein des familles. En 2024, les droits de succession représentaient bien moins de 1 % des recettes publiques dans les pays de l’OCDE. Plusieurs pays, dont l’Australie, le Canada, l’Inde, la Norvège et la Russie, les ont entièrement supprimés. Plus de vingt États américains ont mis fin à l’imposition des successions depuis 1976. Les pays qui ne suppriment pas les droits de succession introduisent souvent des échappatoires. En France, bien que les taux restent relativement stables, il est possible de les contourner par le biais de montages légaux, souvent éloignés du droit commun. Les Pactes Dutreil, dont l’objectif est d’assurer la pérennité des entreprises familiales, permettent ainsi aux héritiers de bénéficier d’une exonération non négligeable des droits de succession. La quasi-totalité des États ont supprimé leur impôt sur la fortune.
La faiblesse de la croissance a accentué les inégalités patrimoniales
La faiblesse de la croissance a accentué les inégalités patrimoniales. En analysant de nombreuses données, les économistes Thomas Piketty (École d’économie de Paris) et Gabriel Zucman (London School of Economics) ont démontré en 2014 que les pays à croissance lente accumulent davantage de richesses (mesurées par rapport au revenu national) que ceux à forte croissance. Les ménages qui le peuvent épargnent à un rythme relativement constant dans le temps. Mais, dans un contexte de faible croissance du PIB, leur patrimoine s’accroît mécaniquement en proportion.
Ces dernières années, par peur de l’avenir, les ménages aisés ont même accru leur effort d’épargne, creusant davantage l’écart de richesses. Les pays comme les États-Unis, où la croissance est plus dynamique, sont moins soumis à la « loi de l’hérédité » que les pays européens. La possibilité de s’enrichir par son travail est plus élevée outre-Atlantique qu’en France ou en Italie. En 2023, les revenus des 1 % des héritiers les plus riches en France ont à nouveau dépassé ceux des 1 % des travailleurs les plus riches.
La possibilité de s’enrichir par son travail est plus élevée outre-Atlantique
Quelles solutions pour endiguer la montée des inégalités patrimoniales ? Pour les partisans du libéralisme, contrairement à certains préjugés, le poids croissant de l’héritage n’est pas positif sur le plan économique.
Cette situation favorise l’essor d’une nouvelle classe de rentiers, susceptibles de mal allouer leur épargne. N’ayant pas eu à gagner l’argent hérité, ils ont tendance à être de mauvais gestionnaires. Les rentiers sont souvent conservateurs et peu enclins à l’innovation. Ils se montrent généralement réticents à l’arrivée de nouveaux investisseurs dans les entreprises et s’opposent à la création de nouveaux logements, craignant que cela ne diminue la valeur de leur patrimoine.
À l’inverse, les non-possédants, estimant que le fruit de leur travail ne leur permettra pas d’acquérir un logement décent ni de réussir socialement, développent des comportements pessimistes. Ils peuvent considérer que le travail n’est plus une source d’enrichissement, ce qui les pousse parfois à s’en détourner. Dans certains cas, cette frustration peut favoriser des comportements déviants, y compris des activités illicites.
Deux voies permettent de casser la concentration des fortunes : taxer plus fortement les successions ou endiguer la valorisation du patrimoine en construisant plus de logements. L’augmentation des droits de succession, combinée à la suppression des dispositifs dérogatoires, permettrait aux États d’augmenter leurs recettes tout en freinant le processus d’accumulation des richesses. Toutefois, une large majorité des électeurs reste opposée à une telle politique.
L’augmentation du volume du foncier constructible, la majoration des impôts sur les terrains non bâtis et non exploités constituent d’autres solutions pour favoriser la construction de logements neufs et ainsi peser sur les prix. Cependant, les pouvoirs publics devraient alors s’opposer aux électeurs qui, soucieux de préserver la valeur de leur patrimoine, préfèrent stabiliser le nombre de logements à proximité de leur domicile.
Logiquement, avec l’augmentation du nombre de décès chez les baby-boomers, la valeur du patrimoine devrait baisser. En effet, la remise sur le marché d’un important stock de logements devrait entraîner une baisse des prix, surtout si la population n’augmente pas, voire décline. Il en va de même pour les titres financiers. Pour le moment, cette corrélation ne se vérifie pas, même dans les pays les plus avancés dans le processus de vieillissement démographique. La concentration du patrimoine, par le jeu des héritages et de la fiscalité, peut expliquer cette situation. Les rentiers captent une part croissante du patrimoine au détriment du reste de la population. Par ailleurs, les locations traditionnelles se raréfient car les propriétaires privilégient les locations saisonnières via les plateformes. Enfin, la disparition des gains de productivité ne permet pas une hausse des salaires, ce qui contribue au maintien des écarts patrimoniaux.
Laisser un commentaire