L’Europe, combien de divisions ?

L’Europe, combien de divisions ?

La réhabilitation de Vladimir Poutine par les responsables américains constitue un revirement majeur. Marco Rubio, le secrétaire d’État américain, s’est extasié sur la coopération et les « opportunités économiques et d’investissement historiques ». Certains imaginent déjà une Trump Tower à Moscou… Ce rapprochement pose évidemment la question de la pérennité de l’OTAN comme force de dissuasion vis-à-vis de la Russie. Celle-ci repose sur la certitude que si l’un des membres de l’Alliance est attaqué, les autres, États-Unis en tête, viendront à son secours. Ce principe s’était appliqué après l’attaque du 11 septembre 2001 en faveur des États-Unis. L’une des craintes est que les forces américaines soient réduites ou retirées, laissant l’Europe de l’Est exposée.

L’autre crainte est un marchandage permanent de la part de la Maison-Blanche qui exigerait des concessions de la part des Européens sous forme d’achats aux États-Unis afin de réduire le déficit commercial de ces derniers. L’Europe est confrontée à un défi majeur : celui de se réarmer alors qu’elle fait face à un vieillissement démographique et, pour certains États, à un endettement considérable. Elle demeure dépendante de ses exportations. En particulier vers les États-Unis, qui pourraient être remises en cause par la guerre commerciale engagée par Washington.

Que feront les États européens en cas de pression sur les Pays baltes ou sur la Pologne ?

De son côté, la Russie pratique une politique de déstabilisation, notamment via les réseaux sociaux. Dépendante des technologies américaine et chinoise, l’Europe ne contrôle que marginalement les nouveaux outils de communication et d’information. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, les États membres de l’Union européenne ont pris conscience que leurs frontières n’étaient plus intangibles. La Russie semble en effet vouloir reconstituer son glacis de sécurité en contrôlant directement ou indirectement des régions qui faisaient autrefois partie de l’URSS ou du Pacte de Varsovie. Au-delà de l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie sont en ligne de mire. Que feront les États européens en cas de pression sur les Pays baltes ou sur la Pologne ? Pour l’Allemagne, la question est particulièrement concrète. La frontière russe se situe à 400 kilomètres de la sienne, et Moscou est à 1 600 kilomètres de Berlin.

Pourtant, en termes de puissance économique, l’Europe n’a rien à envier à la Russie, dont le PIB est équivalent à celui de l’Espagne. Le total des dépenses militaires de l’Union européenne est supérieur à celui de la Russie. L’Europe ne possède pas une armée unifiée, seulement 27 armées nationales. Même si l’appartenance à l’OTAN permet une certaine normalisation, les commandes militaires sont encore passées État par État. Pour le moment, la Pologne, les Pays baltes et l’Allemagne ont décidé d’augmenter fortement leur budget militaire.

Dans le cadre de la loi de programmation, la France a également prévu une progression de son budget mais dans une proportion moindre. L’Europe doit d’urgence rebâtir sa stratégie de sécurité et redéfinir ses liens avec les États-Unis. La question de la possession d’armes nucléaires de pointe à l’échelle européenne et d’un système antimissile se pose.

Le total des dépenses militaires de l’Union européenne est supérieur à celui de la Russie.

La Russie, la Chine et les États-Unis ont engagé une bataille technologique pour se doter de nouvelles armes. Notamment les missiles hypersoniques. La France ne prévoit pas de s’en doter avant 2035. Les dispositifs antimissiles rendent caduques les armes traditionnelles et fragilisent la dissuasion nucléaire française, potentiellement obsolète. Jusqu’à présent, la France a peu investi dans les dispositifs antimissiles, se reposant sur sa dissuasion nucléaire. Elle devra sans nul doute modifier sa stratégie. Il en va de même pour ses bombes nucléaires aéroportées, vulnérables et à la portée limitée (environ 500 kilomètres).

La dissuasion du faible au fort n’opère que si l’adversaire est convaincu qu’il encourt des dégâts majeurs en cas d’attaque. Si ces dégâts sont jugés faibles, voire inexistants, la caractère dissuasif disparaît. La dissuasion française a été conçue pour protéger le territoire national. En cas d’invasion de l’Allemagne, les intérêts français seraient de facto en jeu. Quelle serait alors la réaction du chef de l’État ? Négocierait-il avec la Russie en coordination avec les responsables allemands ?

Pour les Pays baltes, membres de l’OTAN, la situation est encore plus complexe. En ce qui concerne l’Allemagne et la Pologne, une attaque russe contre ces États serait sans nul doute perçue comme une atteinte à leurs intérêts vitaux. Pour la France, en revanche, la réponse serait plus ambiguë en raison de l’éloignement. Les Pays baltes, en tant que membres de l’OTAN, bénéficient logiquement du soutien de tous les États membres mais ce soutien jusqu’où va-t-il ? Le Royaume-Uni et la France mettraient-ils en jeu leur force nucléaire ?

Le total des dépenses militaires de l’Union européenne est supérieur à celui de la Russie.
Le total des dépenses militaires de l’Union européenne est supérieur à celui de la Russie.

Compte tenu du changement de politique des États-Unis, l’Allemagne semble ouverte à des négociations sur l’utilisation du feu nucléaire français et britannique sur le théâtre européen. Jusqu’à présent, en raison de la garantie américaine, les dirigeants allemands n’avaient pas jugé utile de se rapprocher de leurs deux alliés européens.

« Une stratégie militaire autonome »

Au-delà de ces interrogations, l’Europe doit définir une stratégie militaire autonome fondée sur une évaluation objective de ses forces. À court terme, elle doit parler d’une seule voix à Moscou, Washington et Kiev. À moyen terme, l’effort de guerre devra être accru, avec l’instauration d’une relation étroite entre le Royaume-Uni et le continent.

Londres a été en première ligne dans la défense de l’Ukraine et cherche à tourner la page du Brexit, désormais perçu, outre-Manche, comme une erreur. Les dépenses militaires européennes devraient augmenter de 300 milliards d’euros. L’idée d’un grand emprunt communautaire a été évoquée. Mais elle ne fait pas consensus parmi les États attachés à la rigueur budgétaire.

La guerre en Ukraine a prouvé qu’un pays de 37 millions d’habitants pouvait résister à la Russie.

L’Europe a les moyens de contenir la Russie au vu de son potentiel économique. L’effondrement de l’URSS en 1991 est en partie dû à son incapacité à relever le défi technologique imposé par les États-Unis avec la « guerre des étoiles ». Le pays a implosé sous le poids de la guerre en Afghanistan et de la course aux armements. La guerre en Ukraine a prouvé qu’un pays de 37 millions d’habitants pouvait résister à la Russie, forte de plus de 140 millions d’habitants et censée disposer de la deuxième ou troisième armée du monde. Depuis trois ans, le conflit oscille entre archaïsme – avec le retour des tranchées – et haute technologie – avec l’emploi massif des drones et de nouvelles armes. Comme la guerre d’Espagne en 1936, il constitue un banc d’essai pour les innovations militaires. Les démocraties ne doivent pas commettre les mêmes erreurs que durant l’entre-deux-guerres.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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