La guerre d’Ukraine n’en finit pas ses ravages, destructions, crimes et sacrifices. Ses effets géopolitiques n’en sont qu’à leurs débuts. Ils dépendront de l’issue de la guerre. Certains sont évidents : la Russie a perdu de sa superbe, il n’est pas sûr qu’elle reste dans le cercle des grandes puissances. L’Otan s’est élargie. L’Europe s’est rassemblée. Le récent sommet de la Communauté Politique Européenne, créée à l’initiative d’Emmanuel Macron, a réuni 48 chefs d’Etat et de gouvernement qui ont réaffirmé leur soutien à l’Ukraine.
Pourtant, ce serait une erreur de croire que l’Europe, son unité, son influence, son avenir, sort renforcée de ce conflit. Non pas à cause des conséquences économiques, mais à cause de ses contradictions politiques.
Le partenaire naturel de la Russie, ce devrait être l’Europe. La vassalisation promise à la Chine est un triste cheminement.
En premier lieu, a été repoussé, au moins jusqu’à l’après Poutine, l’évidente complémentarité stratégique entre la Russie et l’Europe. On peut critiquer l’aveuglement des dirigeants européens, les compromissions, les illusions. Au fond, l’idée d’un partenariat stratégique, économique, financier, énergétique, politique, englobant les questions de sécurité commune, étaient prometteurs. Ils étaient même une évidence, en tout cas pour la Russie. Le partenaire naturel de la Russie, ce devrait être l’Europe. La vassalisation promise à la Chine est un triste cheminement pour les Russes (Vladivostok devient un port chinois). La destinée naturelle des Russes est de se tourner vers l’Europe : la « Russie éternelle » est européenne. C’est la « voie romaine », dirait le Pape.
En réveillant l’Otan, en renforçant l’Otan par l’adhésion de la Suède et de la Finlande, elle a réaffirmé l’influence américaine en Europe. La France a beau claironner « l’autonomie stratégique européenne », elle est bien obligée de constater que les pays européens, plus que jamais, comptent sur les Américains pour leur défense. Si tous augmentent leur budget de défense, ils se tournent vers les États-Unis. D’où l’importance des programmes conjoints franco-allemands en matière d’industrie de défense.
Tout cela peut évoluer, avec le temps, avec d’autres gouvernements, aux États-Unis ou en Russie. Un Trump imposerait à nouveau un isolationnisme qui ferait réfléchir nombre de pays européens. Un nouveau dirigeant en Russie, pourrait tourner le dos à une politique qui a réduit la Russie.
Emmanuel Macron a changé d’avis. La France soutient désormais un nouvel élargissement aux pays des Balkans.
Ce qui ne changera pas, c’est l’esprit européen, ou plutôt le manque d’esprit européen. L’Ukraine, par son courage, a forcé le respect et obtenu sa candidature à l’intégration dans l’Union européenne. Dans son sillage, les pays des Balkans ont renouvelé leurs demandes. Emmanuel Macron, qui en en 2019, s’était opposé à l’ouverture de négociations avec l’Albanie et la Macédoine du nord, a changé d’avis. La France soutient donc désormais un nouvel élargissement. Jusqu’où : Ukraine, Moldavie, Albanie, Macédoine du nord, ensuite, Monténégro, Serbie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo ?
Certes les négociations seront longues, les critères exigeants. Mais avec 33 ou 35 pays, que deviendrait l’Union Européenne ? Une bureaucratie de traducteurs ? On annonce qu’on changera les règles, qu’on abandonnera celles de l’unanimité, y compris en politique étrangère, comme le propose l’Allemagne. C’est un leurre. Aucun pays ne se soumettra à « Bruxelles » comme le démontre la Pologne, la Hongrie, demain n’importe quel autre. Ils n’ont pas la même conception de l’Europe que la « vieille Europe », les pays balkaniques encore moins. Ils attendent les subventions, pas l’Etat de droit. On peut les aider, pas les faire entrer.
Si l’on veut détruire l’Europe, il suffit de l’élargir. L’élargissement, c’est construire l’Europe à l’envers.
C’était une erreur d’accepter l’élargissement des anciens pays communistes sans avoir réformé auparavant l’Union Européenne : si l’on veut détruire l’Europe, il suffit de l’élargir.
Une des justifications de la volte-face de la France est d’arrimer les Balkans à l’Europe, plutôt que d’y voir grandir l’influence russe ou chinoise. Comme s’il n’y avait que ces moyens là pour y faire face. Il y aura donc, en plus des pays sous influence directe américaine comme c’est le cas aujourd’hui, des pays sous influence russe ou chinoise, au sein de l’Union. Remarquable stratégie.
La Communauté Politique Européenne imaginée par le Président de la République, a remporté un franc succès lors de son dernier Forum : voilà un sommet où les chefs d’Etat se rencontrent, parlent de tout, et manifestent cette unité « civilisationnelle » qu’est l’Europe. Pourquoi pas, les rencontres sont utiles. Parler de tout, ne décider de rien. Une mini assemblée des Nations-Unies ne résout pas plus les conflits que ne le fait la grande assemblée des Nations-Unies, qui n’a jamais résolu un conflit. Son utilité est ailleurs.
Est-ce que l’adhésion des pays des Balkans et de l’Ukraine régleront ces défis : migrations, crime organisé, défense européenne, défi énergétique, révolution digitale, robotique, vieillissement, fatigue démocratique ? Cela renforcera-t-il l’euro, ou le dollar ? L’esprit européen ou l’esprit du mal, c’est-à-dire le crime organisé, qui les gangrène ?
Une direction politique ne peut être assurée que par l’alliance franco-allemande. Celle-ci est déséquilibrée par la faiblesse de la France.
Ce qui manque à l’Europe, c’est une direction politique. Elle ne peut être assurée que par l’alliance franco-allemande. Celle-ci est déséquilibrée par la faiblesse économique et financière de la France.
Si l’on comprend bien le devoir « moral » vis-à-vis de l’Ukraine, comme existait un devoir « moral » vis-à-vis des anciens pays du bloc communiste, il ne doit pas contrecarrer le projet européen, alliance fondamentale sur des principes et intérêts proprement européens.
La vieille idée de l’Europe des cercles revient. Il faut une alliance européenne entre les pays qui veulent une « Europe européenne ». France, Allemagne, Italie, Espagne et quelques autres, doivent se regrouper autrement que dans une large Europe soumise aux influences étrangères contradictoires, à des intérêts nationaux conflictuels, notamment dans les Balkans.
Une alliance européenne entre les pays qui veulent une « Europe européenne ».
La France a signé le Traité de l’Elysée avec l’Allemagne, qui a fondé l’alliance franco-allemande en 1963. Elle a signé, de façon symbolique, le même type de traité, récemment, avec l’Espagne et l’Italie. Ce sont ces pays (et quelques autres) qui peuvent donner une impulsion politique à l’Europe. Il faut une initiative européenne pour que l’Union ne disparaisse pas, soit sous forme de bureaucratie impuissante et dépensière, soit sous forme de Concile perpétuel.
Beaucoup espèrent que la construction européenne s’étiole. C’est le cas des Russes, des Américains, des Chinois. C’est le cas de de forces politiques « néo-nationalistes » au sein de l’Europe qui conduiraient à la perte de toute indépendance. Le nationalisme flatte, ronge, puis se retourne contre la Patrie, le « pays réel », comme disait Maurras, qui a bien démontré son fourvoiement. C’est la leçon historique, philosophique de tout nationalisme, que l’on confond avec le patriotisme, qu’il soit français, allemand, turc ou paraguayen.
Troisième effet néfaste de l’élargissement : le déplacement du centre de gravité de l’Europe. Cela aura pour conséquence un accroissement de l’influence de l’Allemagne et un affaiblissement de la France. Or le découplage franco-allemand est une menace mortelle pour l’Europe.
Les véritables menaces qui pèsent sur l’Europe, les défis du siècle sont en Méditerranée.
Autre conséquence : l’oubli de l’enjeu méditerranéen. Les véritables menaces qui pèsent sur l’Europe, les défis du siècle sont en Méditerranée. Migrations, démographie, traite humaine, crime organisé, défi écologique, défis humanitaires, conflits et guerres, radicalisme religieux, résurgence d’un modèle autoritaire, régressions des droits, notamment ceux des femmes, là sont mille dangers qui n’intéressent aucunement les États-Unis ni certains Etats européens, mais qui s’importent en Europe. La Tunisie, le Maroc, l’Algérie, l’Egypte sont des enjeux cruciaux pour l’Europe, sans compter l’Afrique subsaharienne.
Personne n’a commenté le revirement d’Emmanuel Macron, revirement majeur. Le modèle européen n’est pas celui d’une extension perpétuelle, mais la construction d’un modèle.
Personne n’a commenté le revirement d’Emmanuel Macron, revirement majeur. Jusqu’à présent la France refusait tout nouvel élargissement. S’il ne s’agit que de promesses d’attente, elles décevront ces pays : fausse habileté diplomatique. Sur le fond, elles accentuent le déséquilibre franco-allemand, l’absence de politique propre à l’Europe, le renoncement à l’ « autonomie stratégique ».
Evidemment, entre les États-Unis et la Russie, entre les États-Unis et la Chine, il n’y a pas équidistance : nous sommes dans l’alliance des démocraties. Le modèle européen n’est pas celui d’une extension perpétuelle, mais la construction d’un modèle. C’est ce modèle qui apparaît en panne, un modèle démocratique, le modèle européen des démocraties libérales. L’élargissement, c’est construire l’Europe à l’envers. Certains pays, en Europe, se manifestent ouvertement comme anti-européens, comme « illibéraux ». Doit-on refaire les mêmes erreurs ? Espérons que conformément aux engagements, tout élargissement fera l’objet d’un référendum.
Laurent Dominati
a. Ambassadeur de France
a. Député de Paris
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