Voilà quatre décennies que cette traductrice indépendante vit en Allemagne. Depuis les environs de Francfort elle nous livre sa lettre à la France toute en sensibilité et en émotion. Interviewer Anne Henry c’est aussi partir à la rencontre d’une femme engagée, dont la notoriété dans les rangs de l’association Français du Monde n’est plus à faire. Elle assume la présidence de la section locale de Francfort, et a également été élue conseillère consulaire et à l’assemblée des Français de l’étranger. Elle milite activement au sein de FLAM Monde, ce réseau dédié au dispositif en faveur du français langue maternelle qu’elle préside désormais.
Ce portrait personnel est l’occasion de contourner la figure de la femme engagée et d’explorer la relation franco-allemande en allant au-delà des agendas diplomatiques et internationaux. Comprendre aussi le chemin de l’intégration qui est parfois fait de mélancolie pour la terre perdue et de questionnement sur l’identité.
Sa lettre à la France : À MA France !
« Je t’ai quittée depuis presque quatre décennies, avide de nouveaux horizons, de découvertes et emplie d’un intense besoin de larguer les amarres pour pouvoir me construire, reproduisant inconsciemment le rythme de nomade de mon enfance … Et pourtant Tu es finalement restée plus proche de moi que si je n’étais jamais partie !
J’ai tout d’abord bien tenté de t’oublier, voire de te renier en me plongeant à corps perdu dans l’intégration à mon pays d’accueil et sa culture. Allant même jusqu’à refouler les émotions récurrentes de nostalgie et de mélancolie… Peine perdue et source d’inutiles souffrances. Troubles et désorientation identitaire.
Alors, à petites touches, je t’ai assumée pleinement et je t’ai réintégrée dans ma vie, découvrant émerveillée la richesse que tu m’as offerte en cadeau depuis la naissance et celle que m’a offerte au fil des ans ma vie à l’étranger. C’est acté, nous ne nous quitterons plus jamais !
L’éloignement et la distance m’ont amenée à mieux te connaître, te comprendre, t’apprécier et t’aimer telle que tu es mais sans prétention d’exclusivité. Prendre de la hauteur et du recul, vivre au quotidien dans la comparaison entre des systèmes de valeur, voir des principes dogmatiques opposés, ou complémentaires selon la perspective que l’on choisit d’adopter, aide à analyser, remettre en question, relativiser.
Aujourd’hui, je t’observe avec une tendresse un peu triste, alors que tu sembles avoir perdu la boussole et que tu es en proie à des divisions indignes de la devise inscrite au préambule de ta constitution… Reprends-toi MA France et retrouve l’humanisme et la douceur de vie qui te caractérisent.
Le nomadisme ?
Boris Faure : Dans ta lettre tu évoques ton nomadisme. Peux-tu préciser ce que tu entends par là ?
Mes premiers souvenirs d’enfance ce sont des flashs sur le Niger. Je vis donc à l’étranger très jeune alors qu’il y a beaucoup de coopération entre la France et le Niger en matière de défense. Mon père était militaire. Niger, Martinique la Réunion, on déménageait tous les trois ans pour le suivre même si nous avons eu aussi une période de 6 années passées en région parisienne.
Pour dire d’où je viens en France, si je fais la version courte je parle de Bordeaux où mes parents se sont installés à la retraite. SI je veux faire la version longue, je dis que je n’ai pas d’attache à une région donnée mais un attachement à la France dans son ensemble.
Je pensais mener une vie de nomadisme aussi en tant qu’adulte et je me suis sédentarisée en Allemagne. Mais dans mon cœur et mes actions je suis et je reste une nomade.
Boris Faure : Peux-tu nous dire comment s’opère l’installation en Allemagne ?
Au départ ce sont des actes sûrement inconscients à la sortie de l’adolescence. J’ai eu besoin de larguer les amarres. Je suis partie assez vite vers 19 ans pour continuer mes études à Paris. J’ai fait l’école supérieure d’interprète et traducteur à la Sorbonne après un Deug à Bordeaux. J’étais bien meilleure en anglais qu’en allemand, mes deux langues d’étude, et je voulais améliorer mon allemand. Je me suis donc retrouvée en Allemagne à travailler à la poste comme factrice. Cela a été une découverte merveilleuse. Avec un job peu contraignant et sympa. J’aimais beaucoup marcher en plus. Et j’ai eu des contacts avec des amis étudiants qui travaillaient eux aussi, dans une communauté bien intégrée. J’ai fait mon trou en Allemagne comme cela. Je bossais chaque été là-bas. On parlait déjà en France pendant les années 80 de difficulté d’intégration pour trouver du boulot. Je me suis donc tournée naturellement vers l’Allemagne. Je connaissais celui qui allait être mon premier mari. Je me suis marié et j’ai commencé une carrière dans le commercial, formation qui me manquait après des études linguistiques.
Mon mariage s’est écourté et je me suis retrouvée seule avec mon enfant. J’étais jusque-là très plongée dans ma vie Allemande à Francfort. Je retournais en France pour les vacances mais là je n’étais plus sûre de vouloir rester en Allemagne. La rupture émotionnelle liée au divorce provoquait beaucoup de remises en question. Je suis restée finalement pour ne pas séparer ma fille de son père. Je réalise que je me suis éloignée fortement de la France. Pour la première fois j’ai laissé s’exprimer ma nostalgie. J’ai travaillé sur moi-même. J’ai réalisé que les différences culturelles avaient été sous-estimées entre nos deux pays.
Dans mon deuxième mariage on a tenu compte de ces différences et on a mis cela à plat pour s’accepter avec mon futur mari. On partait de références différentes, lui d’un milieu modeste ouvrier et socialiste, moi venant d’un milieu militaire catholique et conservateur.
On ne se prépare pas forcément aux différences avec un pays limitrophe comme l’Allemagne. Elles sont sous-estimées. Et malgré tout il y a des cultures différentes. La petite dernière qui est née de notre union a été la petite goutte de ciment qui manquait.
Mon mari pourrait être français, notre culture ne lui déplaît pas, même s’il se contente de baragouiner notre langue.
De mon côté je me suis souvent sentie en infériorité de ne pas pouvoir m’exprimer dans ma langue maternelle mais d’être obligée de passer par des paraphrases faute de vocabulaire. Désormais je parle l’allemand quasiment comme ma langue maternelle.
Au fond le couple interculturel c’est un défi permanent et c’est une richesse que l’on peut transférer à d’autres domaines de la vie. Ça ouvre sur un grand-angle.
Un engagement pour l’humain
Boris Faure : Et ton ouverture sur le politique, vient-elle de là ?
On a tous un petit germe de politique au fond de nous. Et je pense que j’étais quelqu’un d’engagée très jeune. Je voulais analyser la société. Mais j’étais assez introvertie. Mon remède pour lutter contre cette tendance a été de m’engager et de m’exposer. J’ai d’abord commencé par le scoutisme, cela venait de mon éducation mais c’était une première forme d’engagement.
Quand j’ai eu des enfants je me suis engagée très fortement dans la représentation des parents d’élèves. Je ne connaissais pas le système allemand. Les parents allemands gèrent l’établissement avec la direction et cela m’a appris à connaître les coulisses, à gratter derrière la façade. Et j’ai fait cela pendant 18 ans pour mes deux filles et à tous les niveaux. J’ai pris goût à cet engagement citoyen.
À la fin des années 90 est revenu le besoin de bouger de façon différente. Je pensais avoir fait le tour de la question. J’aurais pu m’engager au niveau de la politique allemande locale. Mais c’est à ce moment-là que j’ai découvert l’existence des structures de représentation des Français de l’étranger. En découvrant ADFE Français du monde, j’ai renoué avec mes attaches françaises et je suis rentrée dans le deuxième temps de mon engagement. Cet engagement-là m’a passionné. Il y avait quelque chose qui me parlait de rencontrer ces Français venus de partout dans le monde. Le plus de notre association c’est l’ouverture sur le monde. J’incite d’ailleurs les adhérents à aller à l’AG de l’association l’été pour rencontrer des adhérents du monde entier. J’ai pris la présidence de Français du Monde ici à Francfort en 2011. Le dispositif FLAM est, par ailleurs, né à Francfort et a ensuite été porté par la Sénatrice Monique Cerisier Ben Guiga pour être institutionnalisé.
Le FLAM c’est la problématique du sens : comment faire pour que nos enfants parlent français dans des familles binationales et biculturelles ?
Cet univers m’a passionné et je me suis lancée à fond dans toutes ces initiatives et je n’en suis pas sortie. J’ai pris la présidence de l’association FLAM monde en 2023.
Boris Faure : Venons sur le terrain politique. La France vient de connaître une séquence électorale intense. Le RN est en forte progression. Est-ce que le multiculturalisme qui t’est si cher est mis en accusation en France ?
En 2015/2016 je me suis beaucoup engagée pour les réfugiés ici en Allemagne. La société civile s’est organisée très vite et on a mis en place de l’aide, des vêtements, des rencontres. J’ai vécu deux années d’une richesse humaine incroyable et qui m’ont ouvert les yeux. Les Syriens que je rencontrais étaient médecins, avocats, architectes. Ce sont des gens qui, socialement parlant, sont au même niveau que nous et qui se retrouvent du jour au lendemain à mendier, à demander de l’aide et à être déboussolés. J’ai réalisé avant tout que nous étions des humains, et je me suis demandé pourquoi ces différences et ces difficultés ? Cela a été une expérience forte.
Quand je vois en France ces déchirements, les boucs émissaires désignés, cela me fait mal.
Je n’ai pas de solution immédiate mais je pense que l’éducation, le brassage des cultures, pourra faire beaucoup. Il faut remettre de l’humain. Pourquoi s’est-on si éloigné que cela de l’humain ?
La France est aussi un petit paradis. Et c’est ce que je voudrais dire en conclusion. Nous avons un beau pays, avec une culture et un art de vivre, une gastronomie qui sont extraordinaires. On ne doit pas casser tout cela.
Les photos transmises ont été prises en France. Celle où l’on voit le coucher de soleil, c’est la quintessence du bonheur à Trouville, depuis notre camping-car. Je pouvais passer des heures à regarder le jeu du soleil de la mer et des nuages. Et l’autre photo a été prise à la Ciotat j’ai besoin de me ressourcer au contact de la mer. Les choses sont moins planifiées en France qu’en Allemagne. Elles sont plus simples. En camping je suis une nomade heureuse.