En 1995, des chercheurs de l’université Carnegie Mellon parcoururent près de 5 000 kilomètres entre Pittsburgh et San Diego sans poser les mains sur le volant. La traversée, baptisée « No Hands Across America », marquait le début d’un long périple vers la conduite autonome aux États-Unis. Trente ans plus tard, les taxis autonomes, sans pilote, se multiplient dans plusieurs villes américaines. Londres et Tokyo devraient prochainement également se doter de tels taxis.
Taxis, navettes, etc, les voitures autonomes débarquent partout sauf en Europe
Waymo, filiale d’Alphabet, dispose de la plus grande flotte au monde, avec 2 500 véhicules autonomes disponibles aux États-Unis pour des courses payantes dans cinq zones (Atlanta, Austin, Los Angeles, Phoenix et la baie de San Francisco). En 2026, le nombre de villes concernées devrait plus que doubler ce chiffre. Tesla, d’Elon Musk, étend également son service de taxis automatiques, mais celui-ci nécessite encore la présence d’un « superviseur de sécurité » à bord. Ces taxis sont présents à Austin et à San Francisco. Zoox, la filiale d’Amazon, propose des trajets autonomes à Las Vegas et vient de s’implanter dans certains quartiers de San Francisco. En Europe, la diffusion des véhicules autonomes demeure marginale. L’offre est limitée à des évènements temporaires ou à des territoires réduits. Ainsi, en France, des navettes autonomes sont disponibles entre la gare d’Aix TGV et une zone d’activité. Pendant le tournoi de Roland-Garros, Renault et WeRide exploitent un Robobus permettant le transport de spectateurs dans le périmètre du stade. À Lyon, des navettes autonomes Navya transportent des passagers autour du Parc OL. À Rotterdam, l’entreprise française Transdev exploite un service commercial de navettes autonomes sur voie dédiée. À Barcelone, en 2025, deux navettes autonomes Renault sont testées en centre-ville (boucle de 2,2 km). Pour le moment, au sein de l’Union européenne, les véhicules autonomes circulent sur des sites dédiés avec un pilote en secours.
La Chine est, de son côté, au premier plan mondial pour le déploiement commercial de véhicules autonomes, en particulier des robotaxis et navettes de niveau 4. Une vingtaine de villes testent ou exploitent des robotaxis ou des services autonomes. L’entreprise la plus en pointe est Baidu via son service Apollo Go, qui exploite déjà plus de 1 000 véhicules autonomes dans plusieurs grandes agglomérations (Beijing, Shenzhen, Wuhan, Chongqing…). L’entreprise Pony.ai, autre acteur majeur, a annoncé qu’elle visait une flotte de plus de 3 000 robotaxis d’ici fin 2026. WeRide participe aussi activement au développement d’automobiles sans conducteur, que ce soient des taxis, des navettes urbaines ou des solutions de mobilité partagée. Les entreprises chinoises tentent d’élargir leur offre en matière de transports de passagers ou de marchandises.
Le marché des voitures sans conducteur intéresse des acteurs comme Uber ou les constructeurs automobiles (Mercedes-Benz, Volkswagen), en passant par des fournisseurs technologiques comme Nvidia, sans oublier l’écosystème très dynamique des robotaxis chinois.
Le marché des taxis sans conducteur (robotaxis) est promis à un essor important. Les Américains dépensent, chaque année, environ 50 milliards de dollars en VTC. Par ailleurs, les acteurs de ce marché estiment que le transport de longue distance et la livraison à domicile seront demain réalisés par des véhicules autonomes. Au total, le marché américain du transport automatique devrait atteindre à terme au moins 1 000 milliards de dollars. L’Europe est à la traîne, accusant un retard important tant vis-à-vis des États-Unis que de la Chine. Ce retard est préjudiciable pour les constructeurs européens. L’absence d’entreprises de pointe dans l’intelligence artificielle pénalise l’Europe, qui doit faire face à d’importantes rigidités réglementaires. La société française Mistral tente de proposer des solutions technologiques innovantes pour favoriser l’essor de la conduite autonome, mais son poids demeure limité.

Le succès de ce marché dépend de la technologie et du sérieux des entreprises qui y participent. À la différence des robots opérant dans des environnements fermés, ceux qui sont embarqués dans les véhicules doivent gérer le chaos du quotidien : conducteurs complexes, piétons inattentifs, animaux errants, conditions météorologiques changeantes, etc. Plusieurs innovations permettent aux robotaxis d’être fiables. Ces derniers reposent sur un ensemble de capteurs, caméras, lidars lasers, microphones, radars, pour évaluer l’environnement, mesurer les distances et ajuster la vitesse. Ils utilisent ensuite l’intelligence artificielle, embarquée et dans le cloud, pour traiter les informations. Au fil de l’extension des services, des volumes massifs de données permettent d’affiner leurs algorithmes. L’essor des modèles d’IA générative multimodale, mêlant texte, images et sons, accélère les progrès, notamment en facilitant l’entraînement en simulation et la gestion de situations inhabituelles.
La sécurité, le point fort ?
Pour le secteur, il est essentiel de prouver que la conduite autonome est sûre. Une étude réalisée l’an dernier par Waymo et l’assureur Swiss Re montrait que ses robotaxis provoquent 88 % de sinistres matériels et 92 % de dommages corporels en moins que les conducteurs humains sur 40 millions de kilomètres parcourus, performance encore améliorée depuis. La confiance dans les services offerts peut être remise en cause en cas de sinistre. Ce fut le cas en 2023 quand un accident grave impliquant un robotaxi de Cruise, concurrent de Waymo, est intervenu. L’entreprise a manqué de transparence face aux enquêteurs fédéraux. General Motors, la maison mère, a été contrainte de fermer son service de véhicules autonomes.
Ces incidents freinent le développement de flottes de véhicules autonomes. Par ailleurs, la réglementation ne joue pas toujours en faveur de cette activité. Le département des Transports américain a annoncé la préparation d’un cadre fédéral pour les véhicules autonomes, dont les robotaxis, mais les règles, aux États-Unis, varient encore selon les États (la Californie dispose par exemple de deux autorités de régulation distinctes). Certaines villes, comme Seattle, ne souhaitent pas l’arrivée de ces véhicules.

L’expansion rapide de Waymo laisse néanmoins penser que l’entreprise se sent de plus en plus sûre de sa technologie. Pour le moment, le secteur des véhicules autonomes perd de l’argent, y compris Waymo qui bénéficie du soutien financier d’Alphabet. Afin de permettre son développement, cette entreprise a été amenée à lever 5,6 milliards de dollars l’an dernier auprès d’investisseurs externes. L’absence de rentabilité de ce secteur, pour le moment, s’explique par le coût des véhicules, équipés de composants de sécurité coûteux et dotés de microprocesseurs IA de dernière génération. Contrairement à Uber, qui repose sur des chauffeurs propriétaires de leur véhicule, les opérateurs de robotaxis assument l’intégralité des coûts de flotte : acquisition, exploitation, maintenance, nettoyage, carburant, stationnement. Ils doivent également mobiliser des superviseurs humains pour intervenir en cas de problème.
Un cout de fonctionnement élevé
Selon le cabinet BCG, le coût d’exploitation s’élève à 7 à 9 dollars par mile, contre 2 à 3 dollars pour un VTC classique et 1 dollar pour une voiture particulière. La réduction des coûts n’est pas la priorité pour les acteurs du secteur, qui se sont focalisés sur les questions de sécurité. Selon le cabinet McKinsey, une décennie sera nécessaire pour descendre sous la barre des 2 dollars par mile. L’amélioration de la rentabilité passe par la baisse du prix du matériel. Celui d’un robotaxi Waymo de dernière génération est estimé entre 130 000 et 200 000 dollars. Ce montant s’explique par le choix de Waymo qui a conçu son véhicule en prenant un modèle premium, le Jaguar I-Pace. Afin de réduire ses coûts, l’entreprise a décidé de tester une Hyundai Ioniq 5, plus modeste, dotée d’une technologie nécessitant moins de capteurs. Ces derniers sont de moins en moins onéreux, ce qui est de bon augure pour les entreprises développant des flottes de véhicules autonomes. Le prix d’un lidar est ainsi passé de 100 000 dollars à moins de 2 000 dollars en dix ans. Afin d’améliorer sa rentabilité, Waymo essaie d’accroître la durée d’utilisation de ses véhicules. Par ailleurs, pour être moins exposée financièrement, elle fait appel à des gestionnaires de flottes qui se chargent du service commercial.
L’autre question majeure de ce nouveau marché est de savoir qui seront les entreprises dominantes. Est-ce que, comme pour les autres technologies numériques, le premier prendra tout le marché ou celui-ci acceptera-t-il un grand nombre d’acteurs concurrents ? Aux États-Unis, Waymo fait actuellement la course en tête. Sa technologie est certifiée niveau 4 : ses véhicules peuvent circuler sans supervision humaine dans des zones préautorisées. Tesla reste entre les niveaux 2 et 3, nécessitant un superviseur à bord. Pour maximiser la sécurité, Waymo a équipé ses véhicules de matériel plus coûteux : 13 caméras, 6 radars, 4 lidars, contre 8 caméras pour Tesla. Ali Kani, de Nvidia, fournisseur de puces IA pour l’ensemble du secteur, estime que Waymo réduira le nombre de capteurs quand elle aura prouvé que la conduite autonome est sûre. Elon Musk parie sur un système reposant uniquement sur les caméras et un logiciel d’IA avancé, convaincu qu’une architecture plus légère rendra les robotaxis Tesla moins coûteux que ceux de Waymo.
Waymo pourrait s’inspirer d’Android et licencier son système d’exploitation à d’autres constructeurs afin de saturer le marché. Dans ce marché, la clé de voûte n’est pas le véhicule mais l’informatique et le système embarqué. Elon Musk partage cette vision du marché. Quoi qu’il en soit, le marché est dominé par quelques entreprises américaines.
Quelle commercialisation ?
Les opérateurs de robotaxis devront également définir leur relation avec les plateformes de VTC comme Uber. Après avoir abandonné ses propres ambitions autonomes en 2020, Uber veut devenir la plateforme de réservation privilégiée pour les robotaxis. À Phoenix, elle propose déjà des courses Waymo mais entend ne pas être cantonnée à un rôle de sous-traitant de cette dernière. À cette fin, elle a noué des partenariats avec d’autres acteurs, comme Lucid et Nuro, afin de déployer 20 000 robotaxis en six ans. Elle entend aussi se lancer à Londres avec Wayve et un constructeur non encore identifié. Uber estime que chauffeurs humains et robotaxis coexisteront longtemps ; mais à terme, « le robotaxi deviendra l’option la moins chère. Les pénuries de main-d’œuvre imposeront le recours à la conduite autonome. »
Nvidia devrait être la grande gagnante du développement des flottes de voitures sans conducteur en tant que fournisseur de microprocesseurs. En parallèle de sa collaboration avec Uber, Nvidia équipe les constructeurs disposant de leur propre système autonome, comme Mercedes-Benz ou Stellantis. L’entreprise vend également des dizaines de milliers de processeurs à Waymo, utilisés tant pour les simulations que dans les véhicules pour traiter les données des capteurs. Tesla, de son côté, a investi plusieurs milliards de dollars pour entraîner ses modèles d’IA sur 100 000 GPU Nvidia. En Europe, les entreprises apparaissent nettement en retrait. Mistral entend néanmoins être présente dans le secteur des véhicules autonomes en travaillant sur des systèmes pouvant être facilement embarqués et ne nécessitant pas de connexion internet permanente. L’entreprise d’Arthur Mensch a noué à cet effet un partenariat avec Stellantis. Pour les voitures particulières, Renault ne mise pas (du moins à court terme) sur l’autonomie totale mais sur des fonctions d’assistance avancées. Pour les navettes autonomes, Renault collabore avec WeRide. Les navettes sont prévues pour fonctionner sans conducteur, dans un périmètre défini, avec supervision à distance. BMW demeure un des seuls constructeurs européens à proposer une conduite partiellement automatisée avancée. Son « Motorway Assistant » permet, sous certaines conditions, de rouler les mains libres jusqu’à 130 km/h. De son côté, Stellantis a annoncé un partenariat avec Pony.ai pour développer des véhicules autonomes niveau 4 en Europe. Le plan vise des vans électriques (type « light commercial vehicles »), d’abord testés au Luxembourg, avec un déploiement envisagé à partir de 2026.
L’Europe doit relever rapidement le défi des véhicules autonomes, faute de quoi elle risque de disparaître du secteur automobile qu’elle a longtemps dominé. Déjà mis à mal avec l’électrification du parc, les constructeurs européens pourraient rater la révolution digitale et de l’intelligence artificielle.
La conduite autonome marque une rupture technologique majeure dont les centres de gravité se situent aujourd’hui aux États-Unis et en Chine. L’Europe, encore prisonnière de ses lenteurs réglementaires et de l’absence d’acteurs technologiques d’envergure mondiale, avance à contretemps. Si les progrès sont réels, expérimentations locales, partenariats industriels, montée en puissance de nouveaux acteurs comme Mistral, ils demeurent trop fragmentés pour peser face aux géants américains et chinois qui accumulent données, capital et expérience opérationnelle.
La décennie qui s’ouvre sera donc décisive : elle déterminera si l’Europe peut rester un acteur majeur de la mobilité ou si elle deviendra simple cliente de technologies développées ailleurs. Dans cette bataille, la maîtrise de l’intelligence artificielle, l’accès aux données et la capacité à déployer rapidement des flottes à grande échelle seront les clefs. L’automobile autonome n’est plus un horizon lointain ; elle devient un choix stratégique.
Auteur/Autrice
-
Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.
Voir toutes les publications






















