Rapportée à la taille de l’économie, jamais la valorisation des entreprises cotées n’a été aussi élevée aux États-Unis. Celle de Nvidia a dépassé 5 000 milliards de dollars. Les investisseurs mettent en œuvre des stratégies pour exploiter au mieux la forte croissance des valeurs financières, au risque de provoquer un krach.
La tentation crypto
Depuis son retour à la Maison-Blanche, le président Donald Trump soutient l’industrie des cryptomonnaies. Il s’est lui-même engagé sur ce secteur en émettant un cryptoactif à son effigie. Longtemps dénigrés par les professionnels de la finance américaine, les cryptoactifs sont aujourd’hui l’objet d’une frénésie. Les plus grandes banques américaines envisagent de créer leurs propres stablecoins adossés au dollar. Certaines entreprises placent une part croissante de leur trésorerie en cryptos. Cet engouement spéculatif pourrait déboucher sur un krach d’importance, les liquidités des entreprises américaines étant investies de plus en plus sur des actifs à forte volatilité.

L’envie du retail
Les établissements financiers américains tentent par tous les moyens d’attirer les épargnants individuels en leur promettant des gains rapides et importants. Ces derniers sont appelés à investir dès qu’un trou d’air survient afin de profiter de belles plus-values. Problème, de nombreux épargnants achèteraient n’importe quoi. Les valorisations de certaines entreprises de la tech comme Tesla, Nvidia ou Palantir sont en partie liées à des achats compulsifs qui ne reposent pas sur une analyse financière poussée. Même en dehors de la tech, l’irrationalité règne. Ainsi, l’action du marchand de vêtements American Eagle a progressé de plus de 70 % après que l’actrice Sydney Sweeney a posé dans une publicité.
Depuis quelques mois, les SPAC ont fait leur grand retour à la Bourse américaine. Un SPAC, Special Purpose Acquisition Company, est une société sans activité opérationnelle, créée uniquement pour lever des fonds en Bourse afin d’acquérir ensuite une entreprise non cotée. Les SPAC permettent de contourner la lourdeur administrative et financière des introductions en Bourse traditionnelles. Pour la société cible, les avantages sont :
- l’accès rapide aux marchés financiers ;
- la négociation directe avec les sponsors plutôt qu’un processus d’IPO long ;
- la valorisation discutée à l’avance.
Pour les investisseurs du SPAC, celui-ci permet :
- le droit au remboursement s’ils n’aiment pas la cible ;
- les bons de souscription (warrants) en complément des actions.
Les SPAC avaient connu une forte croissance avant le Covid. Cette formule était moins utilisée depuis, pour trois raisons principales :
- performances souvent décevantes après la fusion ;
- conflits d’intérêts potentiels ;
- obligation de trouver une cible dans les délais.
En 2025, plus de 150 SPAC devraient être cotées aux États-Unis.
La circularité “paresseuse”
Quand les marchés s’envolent, leur tolérance à la complexité croît en proportion. Au sein de la Silicon Valley, l’écosystème de l’IA s’organise autour de dépenses circulaires et de participations croisées afin de poursuivre le mouvement de valorisation en cours.
L’entreprise Nvidia détient des parts de CoreWeave, qui achète ses microprocesseurs pour les louer à des tiers. Elle a également investi dans xAI, qui achète aussi ses puces pour entraîner ses modèles. Nvidia pourrait aussi participer au capital, à hauteur de 100 milliards de dollars, dans OpenAI, qui prendra l’engagement d’acheter davantage de puces Nvidia. De son côté, OpenAI, également détenue par Microsoft (son principal fournisseur de puissance de calcul), a pris une participation dans CoreWeave et pourrait bientôt prendre 10 % d’AMD, le rival direct de Nvidia.
Ces montages contribuent à multiplier les liens commerciaux entre les acteurs. Ils peuvent aussi être assimilés à du « round-tripping », ces opérations de la fin des années 1990 où aucune marchandise ne circulait mais où chacun enregistrait du chiffre d’affaires pour maquiller ses comptes.
Le retour des fusions
Chaque cycle boursier haussier s’accompagne de grandes fusions d’entreprises. En 1989, le rachat de RJR Nabisco avait marqué les esprits, tout comme celui d’AOL-Time Warner en 2001… Cette année, la baisse des taux d’intérêt et l’assouplissement réglementaire aux États-Unis ont relancé les grandes manœuvres, malgré les destructions de valeur observées lors des vagues précédentes. Depuis l’été, les dirigeants américains ont conclu la plus grande fusion ferroviaire de l’histoire, le plus important achat de data centers et une acquisition par effet de levier record. En novembre, Kimberly-Clark, propriétaire des couches Huggies, a offert près de 50 milliards de dollars pour Kenvue, fabricant du paracétamol « Tylenol », la plus grande opération du secteur grand public depuis dix ans.
L’orgie de dettes
Pour financer centres de données et offres d’achat, les entreprises américaines s’endettent. Meta a récemment levé 30 milliards de dollars en obligations pour financer ses infrastructures numériques, la plus importante émission de l’année. Les fournisseurs d’électricité, mis à contribution pour alimenter les serveurs informatiques, empruntent des sommes croissantes.

Dans cette frénésie, les entreprises expérimentent des formes nouvelles de dette. Le crédit privé, accordé par des fonds plutôt que par les banques, se développe. Les établissements financiers proposent des formes de prêts de plus en plus raffinées et innovantes. Apollo, spécialiste des marchés privés, propose un prêt comptabilisé comme « fonds propres » chez l’emprunteur (qui préserve ainsi sa notation), mais traité comme dette de qualité pour le prêteur.
À mesure que l’endettement croît, la visibilité se réduit. En marge de son émission obligataire, Meta finance aussi 27 milliards de dollars d’investissements, presque entièrement par la dette, pour son nouveau centre de données en Louisiane, hors de son bilan. xAI envisage des montages similaires.
Le patriotisme ostentatoire
Pour plaire au locataire de la Maison-Blanche, les entreprises américaines affichent leur patriotisme à travers des annonces d’investissements records, même si les actes ne suivent pas obligatoirement les annonces. JPMorgan Chase promet 1 500 milliards de dollars pour soutenir les entreprises œuvrant à la « sécurité et la résilience ».
L’État fédéral s’investit de plus en plus dans le capital des grandes entreprises américaines. Il détient ainsi une action spécifique chez US Steel, 10 % du capital d’Intel. Il a également pris des participations au capital de trois groupes miniers. Il pourrait devenir actionnaire de Westinghouse, fabricant de réacteurs nucléaires. Selon les banquiers, toute entreprise ayant un lien, même ténu, avec la « résilience nationale » cherche à conclure un partenariat avec Washington. La directrice financière d’OpenAI a même suggéré que l’État pourrait assurer un « filet de sécurité » pour le financement des centres de données de l’industrie, avant de se rétracter.
Les fraudes à venir
La hausse rapide des cours donne souvent lieu à de grands scandales. Il en fut ainsi en 2001 avec Enron et en 2002 avec Worldcom.
La complexité des normes comptables, l’opacité du secteur des cryptoactifs et l’essor du crédit privé sont autant de facteurs pouvant alimenter des manipulations de cours et dégénérer en scandale financier. Aux États-Unis, les pouvoirs publics sont moins vigilants, privilégiant la lutte contre l’immigration aux délits financiers.
Le jour du jugement dernier sonnera-t-il ?
Pour l’heure, Wall Street estime que la fête peut continuer. Les spreads de crédit restent serrés. La volatilité boursière demeure relativement faible. Les investisseurs particuliers ne montrent aucun signe d’essoufflement. Des fissures commencent à apparaître dans le monde de la crypto. L’entreprise Strategy, spécialiste de la gestion des trésoreries en bitcoins, est dans l’œil du cyclone. Ayant acquis près de 650 000 bitcoins, elle a commencé à les vendre pour honorer expliquant une partie du recul du cours du premier cryptoactif mondial.
La société américaine de services financiers Robinhood a indiqué que l’endettement de ses clients avait progressé de 153 % depuis janvier, semblant indiquer l’existence d’une bulle. Les inquiétudes gagnent le crédit. L’entreprise First Brands, un fabricant de bougies d’allumage, a emprunté plus de 10 milliards de dollars avant de se déclarer en faillite. Ses créanciers accusent ses dirigeants de fraude. Les responsables de JPMorgan Chase craignent la réédition de ce cas, mettant sous pression les portefeuilles de prêts. Les actions de Blue Owl, acteur majeur du crédit privé aux États-Unis, ont baissé de plus de 40 % depuis leur record de début d’année.
La suite de l’histoire dépend de la réponse à la question suivante : les investissements importants réalisés par les entreprises de la Silicon Valley dans l’IA finiront-ils par porter leurs fruits avant que les investisseurs ne perdent patience ? Si ce n’est pas le cas, les entreprises coupables de ces sept péchés seront les premières châtiées. Mais les répercussions concerneront l’ensemble de l’économie : pertes pour les investisseurs, contraction de la consommation, tensions sur le crédit et mise à l’épreuve de pans entiers du système financier.
Auteur/Autrice
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Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.
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