Donald Trump estime que le salut des États-Unis passe par la réindustrialisation. Le président dénonce avec emphase « les dirigeants étrangers qui ont volé les emplois, pillé les usines américaines ». Son conseiller au commerce, Peter Navarro, promet que les droits de douane « rempliront toutes les usines à moitié vides ». Howard Lutnick, secrétaire au Commerce, affirme que des millions de petites mains construiront, sur le, sol américain, des iPhones.
Depuis des années, aux États-Unis comme dans d’autres pays dits avancés, des responsables politiques et des économistes associent le déclin de l’emploi industriel à la stagnation des salaires, à l’effondrement des villes moyennes, voire à la crise des opioïdes. Depuis les années 2000, les États-Unis ont perdu 5 millions d’emplois manufacturiers. En un quart de siècle, la France a de son côté vu disparaître 900 000 emplois industriels. Le nombre d’emplois dans l’industrie a ainsi diminué d’un tiers aux États-Unis et de 25 % en France. Ces postes offraient aux jeunes sans diplôme universitaire une voie vers une existence stable, avec des perspectives de promotion. Des villes, voire des régions entières, en vivaient. Aux États-Unis, l’industrie était dominante à Detroit, à Pittsburgh — surnommée « Steel City » — ou à Akron. En France, Le Creusot, Saint-Étienne, Roubaix, Longwy ou Montluçon ont connu leurs heures de gloire grâce à l’industrie, notamment la sidérurgie.
La réindustrialisation : aucun effet sur l’emploi ?
Au-delà des pétitions de principe, la réindustrialisation est un mirage. L’industrie moderne, comme l’agriculture avant elle, produit davantage avec moins de main-d’œuvre. Le travail d’atelier accessible et rémunérateur, tel qu’il existait à l’âge d’or du fordisme américain, a presque disparu. La robotisation a profondément modifié le travail en usine : l’activité principale tourne désormais autour de la programmation et de la maintenance des machines. L’industrie du XXIᵉ siècle est constituée de techniciens et d’ingénieurs qualifiés. Depuis 2013, malgré une hausse de 5 % de la valeur ajoutée industrielle mondiale, le nombre d’emplois manufacturiers a reculé de 20 millions, soit une baisse de 6 %.
Les métiers encore accessibles aux non-qualifiés en quête d’ascension sociale se trouvent désormais dans le bâtiment : électriciens, plombiers, serruriers, chauffagistes. Les usines employant plusieurs milliers de salariés ont quasiment disparu. Si un quart des Américains travaillaient dans l’industrie en 1970, ils sont aujourd’hui moins d’un sur dix. Ces proportions s’appliquent également à la France. Plus de la moitié des emplois industriels relèvent désormais de fonctions support ou d’innovation : recherche, ressources humaines, communication, marketing. Moins de 4 % des salariés américains travaillent effectivement sur une chaîne de production.
Entre 2013 et 2023, la Chine elle-même a supprimé plus de 20 millions d’emplois industriels. Selon une estimation récente, rapatrier une part suffisante de la production pour combler le déficit commercial américain ne créerait qu’environ 1 % d’emplois supplémentaires.
L’industrialisation : un concept daté et dépassé ?
Le FMI qualifie ce processus de « conséquence naturelle du développement économique ». À mesure que les pays s’enrichissent, l’automatisation accroît la productivité, la consommation se déplace vers les services, et la production à forte intensité de main-d’œuvre s’externalise.
Pourtant, cela ne signifie pas un effondrement de la production industrielle : en volume réel, l’industrie américaine produit aujourd’hui deux fois plus qu’au début des années 1980. Elle dépasse même, à elle seule, les productions de l’Allemagne, du Japon et de la Corée du Sud réunies. En France, malgré une désindustrialisation marquée, la production industrielle a progressé de 15 % en vingt cinq ans.
La désindustrialisation résulte d’une logique d’avantages comparatifs. Les pays se spécialisent dans les secteurs où ils disposent d’un avantage relatif. La France s’est tournée vers les services — banque, assurance, tourisme, aéronautique, construction navale, défense — tandis que les États-Unis se sont imposés dans les technologies de l’information, l’armement et l’aviation. La relocalisation de l’industrie serait, dans bien des cas, contre-productive. Elle mobiliserait des capitaux qui pourraient être plus utiles ailleurs, créerait peu d’emplois et entraînerait une hausse des prix des biens manufacturés, réduisant le pouvoir d’achat et, par ricochet, la consommation de services, donc l’emploi.
Croire que l’industrie est une condition indispensable à la croissance est une illusion. L’objectif du Premier ministre indien, Narendra Modi, de faire passer la part de l’industrie à 25 % du PIB est resté lettre morte. Pourtant, portée par les services, l’Inde affiche l’une des croissances économiques les plus élevées du monde. À l’inverse, malgré sa domination dans de nombreux secteurs manufacturiers, la Chine voit sa croissance vaciller.
Le souverainisme économique : une erreur économique
Depuis la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine, la réindustrialisation est présentée comme un impératif de souveraineté économique. Les tensions géopolitiques ont mis en lumière des dépendances critiques. Le choc logistique mondial a révélé la nécessité de sécuriser certaines chaînes d’approvisionnement. Disposer de stocks de munitions ou lancer, en temps de paix, la production de biens à longs délais de fabrication peut sembler pertinent. Mais tout ne peut être produit localement.
L’expérience ukrainienne montre qu’une économie de guerre bien organisée peut adapter ses capacités industrielles rapidement : des entreprises sont parvenues à produire en masse des drones et des missiles. Subventionner ne suffit pas à faire émerger une industrie. La domination industrielle de la Chine s’explique avant tout par la taille de son marché intérieur (1,3 milliard d’habitants), plus que par son interventionnisme. Sa part dans la production manufacturière mondiale s’élève à 29 %. Toutefois, son modèle montre des signes d’essoufflement : si les exportations ont crû de 70 % depuis 2006, leur poids dans son PIB a été divisé par deux.
Pour contrebalancer cette puissance, il serait plus judicieux de bâtir un vaste marché commun englobant l’Union européenne, les États-Unis, le Japon et la Corée du Sud que de multiplier les barrières douanières. Donald Trump aurait gagné à proposer cette alliance, plutôt que d’instaurer des droits de douane.
Hélas, par facilité ou par populisme, les dirigeants optent pour une stratégie inefficace de relocalisation, qui affaiblit salaires, productivité et innovation. L’idée selon laquelle l’industrie offre de meilleurs salaires que les autres secteurs est dépassée. Les rémunérations y sont inférieures à celles des services financiers ou des technologies de l’information. Selon une étude de The Economist, fondée sur les données du Department of Commerce et de l’Economic Policy Institute, les salaires dans les métiers peu qualifiés de l’industrie sont désormais inférieurs à la moyenne.
Aux États-Unis, les salaires qui ont le plus progressé concernent les métiers techniques du bâtiment : électriciens, menuisiers, techniciens solaires, dont le salaire médian atteint 25 dollars de l’heure. En France, les artisans du bâtiment ont vu leurs revenus augmenter de 40 à 70 % en dix ans, quand ceux des ouvriers de l’industrie ont crû de seulement 20 % (en valeurs réelles).
Le mythe industriel masque une mutation irréversible.
L’industrie reste un mythe fondateur : elle a façonné villes et territoires dès la fin du XVIIIᵉ siècle. Clermont-Ferrand s’identifiait à Michelin, Detroit à l’automobile. Aujourd’hui, il n’existe pas de villes bâties autour de la climatisation ou de la fibre optique. La Silicon Valley aux Etats-Unis, ou le plateau de Saclay en France, en sont néanmoins des héritiers. Mais les nouvelles activités sont plus diffuses, moins aptes à régénérer des territoires entiers. Pourtant, elles créent plus d’emplois qu’hier et offrent des rémunérations plus attractives. Surtout, elles sont perçues comme moins aliénantes : les cadences infernales du travail à la chaîne ont laissé de lourds souvenirs.
Selon les projections, l’emploi industriel ne devrait pas croître dans les années à venir. Ce sont les secteurs de la santé et de l’aide à la personne, portés par le vieillissement démographique, qui seront les premiers pourvoyeurs d’emplois, avec des hausses attendues respectivement de 15 % et 6 %.
Autrefois pilier des économies avancées, l’industrie conserve une place centrale dans l’imaginaire collectif, mais non dans la réalité économique du XXIᵉ siècle. Le mythe industriel masque une mutation irréversible. C’est désormais dans les services, la santé, l’économie verte et les nouvelles technologies que s’écrit le futur du travail et de la croissance.
La vraie souveraineté ne passe plus par la relocalisation forcenée de chaînes de production, mais par la capacité d’adaptation, d’innovation et de coopération économique à grande échelle.
Auteur/Autrice
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Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.
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