Les démocraties face aux vents contraires 

Les démocraties face aux vents contraires 

Au cours de la seconde partie du XXe siècle, les démocraties se sont imposées grâce à leur étroite association avec l’économie sociale de marché. La liberté et le respect de l’état de droit alliés à l’accès à la consommation de masse par les classes moyennes ont été le principal ambassadeur des démocraties face aux régimes totalitaires.

Cette suprématie a été remise en cause avec la montée en puissance de pays émergents dotés de régimes autoritaires. Les gouvernements des pays occidentaux éprouvent des difficultés à valoriser les principes démocratiques. Pire, ces principes sont perçus par les régimes autoritaires comme les relents d’un colonialisme d’une autre époque et comme les preuves d’un déclin. 

Les gouvernements des pays démocratiques sont confrontés à des opinions de plus en plus segmentées qui refusent l’idée même de consensus. Celui-ci est d’autant plus difficile à façonner que les contraintes qui pèsent sur les gouvernements sont de plus en plus nombreuses. Ces derniers disposent de marges de manœuvre, par ailleurs réduites, par la globalisation et la digitalisation. 

Les gouvernements et le changement de dimension de l’économie 

En trente ans, l’économie mondiale s’est transformée à grande vitesse. En 1978, les échanges de la Chine représentaient 2 % du commerce mondial. Ce taux était de 13 % en 2022. Aucun pays n’a connu une progression aussi rapide de son PIB en moins d’une génération. En 2001, la valeur ajoutée produite par l’économie chinoise n’était que de 1 300 milliards de dollars. En 2021, elle a atteint 14 300 milliards. En parallèle, les technologies de l’information et de la communication ont donné lieu à l’essor d’entreprises dont la capitalisation, en quelques années, a atteint plus de 2 000 milliards de dollars. Tous les secteurs d’activité dépendent désormais du numérique, de la création à la commercialisation en passant par la production. Les deux tiers de la population mondiale seraient équipés d’un smartphone. 

Les flux financiers internationaux ont fortement augmenté au début du siècle pour s’élever, en moyenne, à plus de 1500 milliards de dollars par (flux d’investissement directs). À l’exception de l’Allemagne, des États d’Europe du Nord et de l’Italie du nord, les pays occidentaux sont confrontés depuis les années 1980 à un large mouvement de désindustrialisation. La valeur ajoutée de la production manufacturière est ainsi passée de 12,5 à 9 % de 1990 à 2022. 

Le développement des pays émergents n’explique pas à lui seul cette désindustrialisation qui est également la conséquence d’une spécialisation au sein des pays dits avancés. 

Des marges de manœuvre financières limitées 

Face à une compétition économique accrue, les gouvernements ont été contraints de diminuer le poids des impôts pesant sur les bénéfices et la production. Si des années 1960 aux années 1980, le système d’État-providence a réussi à prospérer au sein des démocraties occidentales grâce à la croissance et à l’augmentation des cotisations sociales, l’affadissement de la croissance et l’augmentation des dépenses mettent sous pression les régimes de protection sociale qui ne peuvent plus comme dans le passé relever les cotisations sociales. Depuis vingt ans, ces dernières sont en baisse au sein du PIB. Elles sont ainsi passées, en France, de 14 à 13 % du PIB de 2000 à 2022. 

Faute de pouvoir jouer sur les prélèvements obligatoires, les gouvernements occidentaux ont été contraints de s’endetter pour compenser l’absence de croissance. La succession rapide de crises a amplifié ce phénomène au point que la dette publique des pays de l’OCDE est passée de 60 à 120 % du PIB de 1995 à 2022. 

La crise de la Covid 19 s’est soldée par une augmentation de près de 20 points de PIB d’endettement supplémentaire. La guerre en Ukraine occasionne le maintien de déficits publics élevés en particulier au sein de l’Europe. Nul ne sait déterminer le niveau et surtout le moment où l’accumulation de la dette deviendra un problème systémique, la confiance en la matière jouant un rôle important. 

Ce qui est certain c’est qu’un niveau élevé d’endettement accroît la vulnérabilité des États et l’instabilité globale des économies. La hausse des taux d’intérêt pourrait réduire une peu les marges de manœuvre budgétaire des États. Cette contrainte intervient au moment où la demande en dépenses publiques tend à augmenter (transition énergétique, retraite, santé, dépendance, éducation, défense, etc.). 

La transition énergétique impose aux pays occidentaux la réalisation de nombreux investissements. Le surcoût annuel est évalué à 4 points de PIB afin d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Une réorientation de l’épargne vers les investissements de transition apparaît indispensable. 

Cette transition devrait occasionner une hausse du coût de l’énergie qui touchera plus particulièrement les ménages à revenus modestes. Elle pourrait accroître les inégalités sociales et territoriales. Cette situation pourrait inciter les États à augmenter les politiques redistributives. En France, celles-ci ont atteint déjà un niveau record, plus du tiers du PIB. La décarbonation des activités pourrait aboutir à une remise en cause du modèle de croissance économique en vigueur depuis plus de deux siècles, croissance qui repose essentiellement sur la consommation. 

Le développement du recyclage, de l’économie circulaire et l’instauration d’une certaine frugalité devraient s’imposer à moyen terme comme un des moyens pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Cette politique sera socialement difficile à faire admettre. La lutte contre les gaspillages sera renforcée d’autant plus que des pénuries pourraient apparaître sur certaines matières premières (lithium, cobalt, nickel, etc.). 

Le vieillissement démographique, un choc de grande amplitude pour les démocraties 

Croissance et dynamisme démographique sont intimement liés. Ce sont les États ayant la proportion de 25/40 ans la plus élevée qui enregistrent les taux de croissance les plus importants. Or, les démocraties occidentales doivent faire face à un vieillissement qui pèsera sur leur croissance potentielle durant de nombreuses décennies. La population de plus de 65 ans devrait représenter au sein de l’Union européenne 30 % de la population en 2040, contre 16 % en 1998. Sur la même période, la population active devrait passer toujours au sein de l’Union de 320 à 300 millions de personnes. 

Sans recours à l’immigration et en raison de gains de productivité qui s’étiolent, la croissance européenne sera de plus en plus faible. Le poids de l’Europe au sein du PIB mondial devrait poursuivre son recul. Il s’élevait à 16 % en 2022, contre 24 % en 1998. Dans un contexte de faible croissance, le partage de la valeur ajoutée entre actifs et inactifs sera source de tensions sociales. L’augmentation du nombre de retraités induira des charges publiques en forte augmentation qui entreront en concurrence avec les dépenses nécessaires pour les armées, l’éducation ou la Recherche-Développement. 

Les dépenses publiques ont depuis le début du siècle déjà fortement augmenté au sein de la zone euro, +45 % (1998/2022). 

Les démocraties face aux problèmes de la montée des inégalités 

Depuis une vingtaine d’années, les inégalités de revenus et surtout de patrimoine sont de plus en plus importantes. Ce phénomène concerne avant tout les États-Unis. Il est moins prononcé en France qu’ailleurs surtout en ce qui concerne les revenus. Les 1 % de ménages les mieux dotés en patrimoine détiennent 24 % du patrimoine total en zone euro en 2022, contre 20 % en 1998. L’appréciation du cours des actions et surtout des biens immobiliers explique cette évolution. Le poids des dépenses de logements au sein du budget des ménages les plus modestes a fortement augmenté, atteignant 30 % contre 20 % il y a une vingtaine d’années. Cette situation génère des frustrations et des tensions sociales de plus en plus marquées. 

Les démocraties sont traversées par des courants contraires. La demande de solidarité et d’égalité demeure forte, en s’accompagnant d’une montée des communautarismes. Le besoin d’un accès à la consommation a pour limite la volonté d’un autre type de développement qui serait en phase avec la préservation de l’environnement. 

La tentation du repli, du protectionnisme et du refus de l’immigration s’oppose aux souhaits de bénéficier de services de qualité en particulier dans le domaine de la santé. Les régimes démocratiques, au nom de la liberté, se doivent de concilier les intérêts contraires voire divergents. Cette conciliation n’est possible que si les citoyens continuent à partager des valeurs communes, et en priorité, celles qui sont consubstantielles aux démocraties, à savoir le pluralisme, l’état de droit, le respect d’autrui, la séparation des pouvoirs, l’organisation d’élections libres, etc.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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