Les biens stratégiques : la grande illusion

Les biens stratégiques : la grande illusion

Entre août et octobre 1943, les avions de guerre américains bombardèrent à plusieurs reprises Schweinfurt, dans le sud de l’Allemagne. La ville bavaroise n’abritait ni quartier général militaire ni garnison importante, mais elle produisait la moitié des roulements à billes du Troisième Reich utilisés dans les moteurs d’avions, les chars et les fusils automatiques. Les Alliés avaient estimé qu’en détruisant les usines de fabrication des roulements à billes, ils pourraient paralyser le complexe militaro-industriel allemand. L’opération fut coûteuse pour les Américains, avec de lourdes pertes en avions et en équipages. En quelques mois, la production des roulements en provenance des usines de Bavière s’effondra. Pourtant, le Troisième Reich réussit à maintenir celle de ses Messerschmitts et de ses mitrailleuses au même niveau qu’auparavant. Les études américaines démontrèrent a posteriori que les bombardements n’avaient servi à rien.

Le concept de biens stratégiques semble surestimé.

Après la Seconde Guerre mondiale, à de nombreuses reprises, les Occidentaux ont tenté, par le biais des embargos, de priver les États indélicats de leurs biens stratégiques afin de les forcer à changer de comportement ou de fragiliser leur économie. La plupart du temps, les résultats se révèlent décevants, comme le prouvent actuellement les effets des embargos envers la Russie.

Les biens stratégiques : la grande illusion
@adobestock

Le concept de biens stratégiques semble surestimé. La capacité de bloquer un pays en l’empêchant d’accéder à certains biens jugés indispensables, par exemple pour l’industrie de l’armement, semble limitée. Dans un essai à paraître en 2025, Mark Harrison et Stephen Broadberry, deux universitaires britanniques, recourent à une théorie établie pour la première fois dans les années 1960 par l’économiste Mancur Olson pour expliquer ce paradoxe. L’économiste soutenait que très peu de biens, voire aucun, ne sont véritablement stratégiques. Le concept de bien stratégique, affirment-ils, est une illusion. En revanche, il n’existe que des besoins stratégiques : nourrir une population, acheminer des fournitures, produire des armes.

En cas d’embargo, des substituts existent presque toujours, à court ou à long terme.

Un bien est souvent décrit comme « stratégique », « vital » ou « essentiel » lorsqu’il est supposé ne pas avoir de substituts. Les États-Unis, les pays de la zone euro et la Chine disposent ainsi de réserves stratégiques de pétrole pour faire face à une interruption de l’approvisionnement. Durant la crise de la Covid-19, les masques furent qualifiés de biens stratégiques, et les États décidèrent de lancer des chaînes de production de masques, ce qui entraîna rapidement une surproduction. En cas d’embargo, des substituts existent presque toujours, à court ou à long terme. L’Europe a réussi en quelques mois à pallier la diminution des importations de gaz en provenance de la Russie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne réagit à la pénurie de roulements à billes en recourant à des roulements plus basiques ou en recyclant d’anciens. Elle en importa également de nombreux pays.

Les sanctions atteignaient leurs objectifs, partiellement ou totalement, dans seulement un tiers des cas

Les embargos ou les destructions d’usines augmentent les coûts et affectent la croissance, mais sans provoquer l’effondrement économique espéré. L’Iran ou la Russie en ont apporté la preuve ces dernières années. Une étude réalisée en 2007 par des chercheurs du Peterson Institute for International Economics a examiné 174 campagnes de sanctions menées dans le monde entre 1915 et 2000, dont 162 après 1945. Elle a révélé que ces sanctions atteignaient leurs objectifs, partiellement ou totalement, dans seulement un tiers des cas. Le succès est plus élevé lorsque les objectifs sont clairement définis.

En 2022, des analystes avaient prédit que la Russie était dans une situation proche de celle de 1998 qui avait conduit à sa banqueroute. Or, la résilience de l’économie russe a déjoué ces attentes. Elle a esquivé les sanctions, notamment en remplaçant les biens sous embargo par d’autres et en trouvant de nouveaux partenaires commerciaux, notamment la Chine. La Russie a réussi à exporter son pétrole et son gaz à bon prix auprès de nouveaux clients, ou de manière détournée à ses anciens. Les recettes d’exportation ont été peu affectées par les sanctions. Dopée par la guerre, la croissance devrait dépasser les 3 % en 2024. Dans une économie mondialisée comprenant de nombreux pays dotés de capacités de production industrielle, la notion de biens stratégiques a largement perdu de son sens.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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