Deux cents ans après la Révolution française, le marché et la démocratie ont connu une période bénie permettant à certains de croire à « la fin de l’histoire ». En 1989, le mur de Berlin tombe, les démocraties populaires d’Europe de l’Est deviennent des démocraties tout court. L’ouverture de la Chine engagée en 1978 par Deng Xiao Ping est arrêtée sur le plan politique avec la répression des manifestants de Tian’anmen à Pékin (4 juin 1989) mais se poursuit sur le terrain économique. En 2001, la Chine a adhéré à l’Organisation mondiale du commerce, dynamisant ainsi les échanges commerciaux entre l’Asie et l’Occident. Elle sera suivie en 2012 par la Russie.
La mondialisation, une source d’enrichissement
La mondialisation a révolutionné l’organisation des chaînes de valeurs. Elle a surtout contribué à un enrichissement mondial sans précédent. Les années 1990 et 2000 ont permis une forte réduction de la pauvreté au niveau mondial, le développement d’une classe moyenne dans de nombreux pays et d’un essor du tourisme sur fond de libertés publiques croissantes.
Entre 1990 et 2019, la proportion de la population mondiale vivant avec moins de 2,15 dollars par jour est passée de 40 à 8 %. Si en 1990, les revenus des 10 % les plus riches représentaient 42 fois ceux des 50 % les plus pauvres, ce ratio était de 32 en 2015. Il a, depuis, légèrement augmenté.
40 % de la population mondiale vivait dans des pays soumis à des régimes dictatoriaux entravant la liberté de déplacement en 1990. Ce taux était de 22 % en 2012 et de 26 % en 2022.
La crise des subprimes, une rupture
La crise financière de 2007/2009 marque une rupture. Elle souligne la faiblesse économique croissante des pays occidentaux et l’affirmation des pays émergents, dont la Chine. Cette crise aurait pu marquer le début d’un nouveau cycle de coopération et de coordination. L’instauration du G20 réunissant les principaux pays avancés et émergents et l’adoption de systèmes de régulation des activités financières ont laissé présager une nouvelle organisation mondiale. Cet espoir ne s’est pas concrétisé.
Dans les années 2010, la mondialisation a été de plus en plus contestée. Le populisme et le nationalisme ont fait leur grand retour. Le Royaume-Uni est sorti de l’Union européenne. Certains États de cette même Union ont remis en cause certains acquis en matière de libertés. Le nombre de démocraties tend à diminuer. Les États-Unis et la Chine se sont lancés dans une guerre commerciale. La Russie a envahi l’Ukraine et essaie de rassembler autour d’elle des États refusant les valeurs démocratiques occidentales.
L’économie de marché, libérale, ne ressort pas indemne de ces dernières années. Le protectionnisme apparaît pour de nombreux gouvernements comme une solution tentante pour faire face aux difficultés économiques du moment. Depuis la crise financière de 2007/2009, l’économie de marché est devenue suspecte. Les États ont été contraints d’intervenir en 2008 pour éviter l’implosion de la sphère financière. Entre 2010 et 2013, en Europe, ils ont manœuvré pour éviter la banqueroute de la Grèce. Durant l’épidémie de covid, ils ont soutenu financièrement les ménages et les entreprises. En 2022, la guerre en Ukraine s’est accompagnée du maintien d’importants dispositifs d’aides.
La transition énergétique leur donne le prétexte d’agir directement et indirectement sur l’économie. Jamais, hormis en période de guerre, les démocraties libérales n’ont connu un tel degré d’interventionnisme.
Le conflit armé entre la Russie et l’Ukraine contraint des États qui depuis 1990 avaient engrangé les bénéfices de la paix à se réarmer, ce qui suppose un accroissement des dépenses publiques. La planification, symbole de l’URSS, redevient à la mode.
La France avait abandonné le principe de la planification au début des années 1990. Lors de la campagne présidentielle de 2022, pour attirer les électeurs de Jean-Luc Mélenchon qui en avait fait son cheval de bataille, Emmanuel Macron a placé la planification écologique parmi ses priorités pour son second mandat.
L’État avant tout
Face aux crises, les populations exigent de leur État un soutien sans faille. Depuis la crise des subprimes, l’idée que les conséquences des chocs économiques ne soient pas supportées par les populations s’est imposée. Les gouvernements doivent agir afin de garantir les revenus. Même aux États-Unis, pays jugé plus libéral que ceux d’Europe, lors de l’épidémie de covid, l’État fédéral a compensé les pertes de revenus.
L’État « nounou » est devenu la référence. Il distribue des chèques, gèle certains prix, établit des boucliers tarifaires, impose des ristournes, etc. Il est de plus en plus présent dans la gestion de l’économie.
La transition énergétique avec l’objectif de décarbonation des activités d’ici 2050 se traduit par l’adoption d’un nombre croissant de normes, de systèmes de bonus/malus et d’incitations fiscales. Elle conduit les États à subventionner la réalisation d’infrastructures d’énergies renouvelables, des entreprises réalisant des investissements contribuant à réduire les émissions de gaz à effet de serre et à prendre des mesures protectionnistes (taxe carbone à la frontière, majoration de droits de douane, malus sur certaines productions).
La crise sanitaire a amené également les États à s’immiscer dans le fonctionnement de l’économie au nom de la défense de la souveraineté nationale. Les gouvernements souhaitent relocaliser sur leur territoire certaines productions jugées comme indispensables. Aux États-Unis, Donald Trump, en augmentant les droits de douane, s’étaient inspiré des pratiques des années 1930. Il a été suivi par de nombreux pays depuis.
Joe Biden estime, de son côté, que l’économie est désormais partie prenante des questions de sécurité nationale. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, aime à répéter que l’Union européenne est « la première grande économie à définir une stratégie en matière de sécurité économique ». Emmanuel Macron a dans plusieurs discours mentionné l’impérieuse nécessité de «l’autonomie stratégique» pour la France. Narendra Modi, le Premier ministre indien met en avant «l’autonomie économique» de son pays.
Une course de vitesse s’est engagée à l’échelle mondiale entre les différents États, chacun souhaitant se doter d’entreprises en pointe sur les microprocesseurs, les batteries, le solaire, l’éolien, etc. Comme pendant la guerre froide, les gouvernements occidentaux utilisent des outils économiques pour affaiblir leurs adversaires géopolitiques, notamment en interdisant les exportations et les investissements internationaux surtout quand ils pourraient concerner la défense. L’Iran, la Russie et la Chine sont particulièrement visés par ces mesures.
La surenchère des États coûte cher
L’Inflation Reduction Act qui est avant tout une loi en faveur de l’investissement sur le territoire américain pourrait coûter plus de 1 200 milliards de dollars d’ici 2030. 40 % de toutes les dépenses des pays de l’OCDE en faveur des énergies propres proviennent des États-Unis.
Pour contrer les Américains, l’Union européenne a lancé « Next Generation » et le «Green Deal». 14 États de l’Union européenne sur 27 ont adopté des plans de soutien à la microélectronique et aux technologies de communication. La France est en pointe dans les mesures de protection de son marché. Elle a ainsi lancé dernièrement un fonds national pour exploiter des métaux rares.
L’Union européenne souhaite que 40 % des technologies clés nécessaires à sa transition verte et 20 % des semi-conducteurs mondiaux soient fabriqués dans l’Union européenne. L’Inde dont la tradition protectionniste est ancienne met en œuvre un programme d’« incitations liées à la production » pour de nombreux secteurs, notamment la fabrication de modules solaires photovoltaïques et de batteries avancées. En vertu de la loi K-chips, la Corée du Sud offre des allégements fiscaux aux entreprises de semi-conducteurs.
S’inspirant du programme « Made in China » de 2015, les États occidentaux ont créé leur « Made in America », « Made in Europe », « Make in India », « Made-in-Canada plan » et « A Future Made in Australia ».
Le renouveau des politiques industrielles au sein des pays avancés
Ces dernières années, le recours aux politiques industrielles et protectionnistes était l’apanage des États en développement. Aujourd’hui, selon une étude réalisée par Réka Juhász de l’Université de la Colombie-Britannique, Nathan Lane et Emily Oehlsen de l’Université d’Oxford, et Verónica C. Pérez de l’Université de Boston, ce sont les pays occidentaux qui sont les plus entreprenants en la matière.
Au premier trimestre 2023, le montant de subventions allouées aux entreprises des États de l’OCDE est supérieur de 40 % à celui constaté avant la pandémie. Selon la banque UBS, les gouvernements du G7 ont prévu de financer à hauteur de 400 milliards de dollars l’industrie des semi-conducteurs au cours de la prochaine décennie. Depuis 2020, les gouvernements ont affecté 1300 milliards de dollars pour soutenir les investissements dans les énergies propres.
Les dépenses américaines en matière de politique industrielle, par rapport au PIB, sont désormais équivalentes à celles de la France qui était jusqu’à maintenant le pays de l’OCDE qui soutenait le plus son économie. Dans le cadre des campagnes électorales en cours (Etats-Unis, Royaume-Uni, Espagne), les programmes des candidats prévoient d’accroître l’interventionnisme. Au Royaume-Uni, le parti travailliste souhaite la mise en place d’un plan d’action en faveur de la transition énergétique dont le poids serait dix fois supérieur à celui de Joe Biden.
Ces politiques d’aides généralisées sont perçues favorablement par les actionnaires qui n’anticipent que modérément l’augmentation des prélèvements obligatoires et l’augmentation des prix. Depuis le début de l’année 2022, le cours moyen des actions des entreprises américaines bénéficiant de dépenses d’infrastructures supplémentaires a augmenté de 13 %, contre une baisse de 9 % pour l’ensemble du marché boursier américain, selon les données de la banque Goldman Sachs.
Faut-il abandonner l’économie de marché ?
La mondialisation a été une source de déséquilibres indéniable mais le retour à des pratiques d’un autre temps risque d’en générer de nouveaux. La surenchère des aides se traduira par des augmentations d’impôts ainsi que par des taux d’intérêt et des prix de vente plus élevés. L’offre est avantagée au détriment de la demande.
L’expérience historique de la politique industrielle n’est pas encourageante. Le centre de recherche Peterson Institute a examiné les effets de la politique industrielle américaine entre 1970 et 2020. Les tentatives visant à créer un avantage concurrentiel grâce au soutien du gouvernement ont généralement échoué. Selon une étude de la London Economic School, une des raisons du déclin du Royaume-Uni dans les années 1960 provient du maintien de politiques de soutien à l’économie, politiques qui seront remises en cause dans les années 1980 par Margaret Thatcher.
Les partisans des politiques industrielles mettent en avant le succès des dragons asiatiques comme Taïwan, Singapour, la Corée du Sud ou Hong Kong puis de la Chine. L’économiste, Nathan Lane de l’Université d’Oxford a étudié l’essor de l’industrie sud-coréenne dans les années 1970. Le programme Heavy Chemical and Industry de 1973 à 1979, reposant sur des crédits bonifiés pour favoriser la production et les exportations, a joué un rôle dans le décollage économique du pays. Au cours des vingt années qui ont suivi 1973, le PIB réel par habitant de la Corée du Sud a augmenté de 349 %. Ce résultat favorable a été réalisé tout en maintenant des finances publiques saines.
L’objectif des pouvoirs publics a été avant tout d’améliorer la compétitivité extérieure du pays, ce qui est rarement le cas dans le cadre des politiques industrielles mises en œuvre dans les années 1970/1980.
En Chine, depuis 2015, Xi Jinping a engagé le projet « Made in China ». L’État chinois a renforcé son pouvoir sur l’activité économique. Les subventions gouvernementales en pourcentage des bénéfices des sociétés chinoises cotées sont passées de 3 % en 2012 à 5 % en 2020. Le nombre de mesures fiscales soutenant les industries de haute technologie est en forte hausse, selon un article publié en 2021 par Goldman Sachs. Toutes les mesures prises n’ont pas eu les effets escomptés. La productivité chinoise ne progresse plus. L’augmentation des dépenses de R&D, des brevets et de la rentabilité n’est pas au rendez-vous au sein des entreprises aidées.
En multipliant les aides, les gouvernements risquent de gaspiller des milliards de dollars, de générer des effets d’aubaine ou de pérenniser des entreprises non rentables et sans avenir. En Inde, les incitations liées à la production de biens technologiques ont été détournées. En effet, l’Inde est devenue non seulement un exportateur mais aussi un importateur important de téléphones portables. Les entreprises chinoises se sont installées dans ce pays afin de bénéficier des aides tout en continuant à produire en Chine ou au Vietnam. Elles importent des portables quasi-achevées et les reconditionnent afin qu’ils soient estampillés «Made in India».
Les entreprises occidentales, malgré des aides, butent sur des problèmes de main-d’œuvre pour développer de nouvelles usines. Faute de personnel, des projets restent en jachère. Certaines entreprises aidées ont même été poussées à la faillite, les projets n’étant pas viables. Lightyear, une entreprise néerlandaise de voitures solaires soutenue par le gouvernement et la Commission européenne, a épuisé ses réserves financières et arrêté, un certain temps, sa production. Britishvolt, une entreprise de batteries électriques que le gouvernement britannique s’est clairement engagé à soutenir, a déposé le bilan. Plusieurs projets de parcs d’éoliennes en mer pourtant subventionnés sont à l’arrêt. Les entreprises de ce secteur demandent une augmentation des aides. Il en est de même pour celles qui sont investies dans la fabrication de microprocesseurs au sein des pays de l’OCDE. Elles réclament le versement d’aides annuelles pour faire face aux surcoûts énergétiques.
La causalité est loin d’être certaine mais force est de constater que le développement des aides à l’industrie et du protectionnisme s’accompagne au sein de l’OCDE d’une stagnation voire d’une baisse de la productivité. L’argent ainsi utilisé ne bénéficiera pas à la retraite, à la santé ou à la dépendance. Les entreprises aidées sont bien souvent celles qui ont les moyens d’investir.
Les subventions créent des effets de rente et réduisent la concurrence. Les chercheurs du FMI estiment que le PIB sera amputé à court terme d’un point et à long terme de 2 points. Certaines estimations chiffrent le manque à gagner à plus de 5 points de PIB.
Le nationalisme économique équivaut à un Brexit généralisé
Les subventions publiques sont visibles quasi immédiatement. Les gouvernements célèbrent les ouvertures d’usine. Ils mettent en avant la fabrication de batteries, de masques et d’éoliennes. Les effets pervers sont plus diffus. Quand les États-Unis ont décidé dans les années 1970 de taxer les produits sidérurgiques japonais, la population américaine a favorablement réagi au nom de la défense de l’emploi. Or, cette politique protectionniste a été responsable quelques années plus tard de la descente aux enfers de l’industrie automobile américaine, contrainte d’utiliser de l’acier cher et de mauvaise qualité. Le bilan en termes d’emploi a été négatif.
Le libre-échange, la théorie des avantages comparatifs, la concurrence sont sans nul doute les concepts de l’économie de marché les moins bien compris par les populations. En France, l’échec du nationalisme économique traverse les siècles, des compagnies des Indes au Plan calcul du Général de Gaulle.
Le retour au nationalisme économique ne tire pas un trait sur trente ans de mondialisation. La segmentation de la planète autour de plusieurs pôles économiques n’empêchera pas la Chine de conserver une place importante dans la production industrielle. En revanche, la suspicion s’est installée et mine le commerce international au point que celui a perdu son rôle de moteur.
Auteur/Autrice
-
Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.
Voir toutes les publications