La place du travail chez les Français évolue, alors qu’ils souhaitent un meilleur équilibre entre vie professionnelle et personnelle. Or, la réforme des retraites fait fi de cette nouvelle donne sociologique – au risque d’apparaître déconnectée des réalités du travail. Alors les Français au travail, un tabou ?
La France s’est engagée dès mardi (7 mars) dans une grève reconductible, alors qu’une majorité de Français se dit opposée à la réforme des retraites, qui acte le recul de l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans.
Cette « mère des réformes » a un but avant tout financier : combler le déficit du système des retraites, voué à se creuser dans les 15 prochaines années « si rien n’est fait », explique l’exécutif.
Or, le gouvernement fait le choix de ne pas s’engager sur un autre sujet : la relation que les Français entretiennent avec le travail.
Le travail n’est plus « structurant » dans la vie des Français
Une note de la Fondation Jean Jaurès révélait en juillet 2022 que 24 % des salariés affirment que leur travail leur est « très important ». En 1990, ils étaient 60 % à tenir le même discours. Dans le même temps, l’attachement aux loisirs a augmenté en trente ans, passant de 31 % à 41 %.
« Le travail n’occupe plus une place structurante dans la vie des Français », écrit Romain Bendavid, l’auteur de la note. « Beaucoup de salariés ne lui confèrent plus une fonction statutaire essentielle. Il constitue moins un marqueur d’inscription sociale ou un levier de bonheur ».
Une analyse que partage parfaitement Pierre Larrouturou, député européen et pionnier des débats sur le partage du temps de travail. Pour lui, « l’effet COVID » est indéniable : « ce n’est pas la fin du travail ; mais nous sommes à la recherche de plus de temps pour soi », explique-t-il à EURACTIV.
En parallèle, le sujet du « burn-out », soit l’épuisement psychologique à cause du travail est réel. Selon un cabinet de conseil spécialisé dans les ressources humaines, 480 000 personnes en France seraient en détresse psychologiques au travail en 2022.
Une autre analyse estime que 3,2 millions d’employés présenteraient un « risque de burn-out ». Enfin, une étude réalisée l’été dernier par OpinionWay met en exergue la détresse psychologique des salariés, qui « reste à un niveau élevé et inquiétant » (41 %) par rapport à début 2022. Or, le « burn-out » n’est pas reconnu comme maladie professionnelle aujourd’hui en France.
Assez pour mobiliser les sénateurs écologistes qui, dans le cadre des débats sur la réforme des retraites qui ont lieu en ce moment au Sénat, ont déposé un amendement visant à instaurer « un tableau spécial énumérant les pathologies psychiques relevant de l’épuisement professionnel ».
La semaine de 35 heures
Le débat sur le partage du temps de travail est intrinsèquement lié à celui sur les 35 heures, totem du gouvernement socialiste de Lionel Jospin à la fin des années 90, qui présentait la réforme comme une réponse au chômage de masse.
Dès 2000, la France adoptait donc la réforme des 35 heures, qui réduisait la durée légale du temps de travail, alors à 39 heures. 700 000 emplois étaient à la clef, selon le gouvernement de l’époque.
Presque 25 ans plus tard, le bilan reste flou. La réforme a-t-elle relancé l’emploi ? « Vous ne trouverez pas deux économistes d’accord » écrivait Henri Gibier, directeur de la rédaction des Echos, en 2020 lors des 20 ans de la loi.
Quant au taux de chômage de la France, il est resté relativement stable autour de 8,5 % entre 2000 et 2006, pour redescendre à 6,9 % quelques mois avant la récession de 2008. Au début des années 2000, le chômage en Europe oscillait en moyenne entre 9,5 % et 10 %.
En revanche, la productivité des salariés français était et reste en tête de peloton, par rapport aux autres pays membres de l’Organisation de coopération et développement économiques (OCDE). Le PIB par heure travaillée s’élevait à 55,70 dollars en France en 1999, contre une moyenne européenne de 42,80 dollars.
Si la productivité a largement augmenté partout dans le monde, notamment grâce à la révolution numérique, la France continue à être fer de lance, 25 ans après la réforme : 68 dollars par heure travaillée en 2020, à égalité avec l’Allemagne, loin devant la moyenne européenne de 55 dollars.
Heures supplémentaires et temps de travail
D’heures supplémentaires en RTT, les Français ont continué à travailler plus que 35 heures : en 2022, un salarié avait une durée de travail hebdomadaire moyenne de 38,5 heures, selon les données du ministère de la Santé.
Rien de mieux qu’une réforme des retraites, donc, pour relancer le débat sur la durée légale de travail.
« Ajouter 30 min au temps de travail hebdomadaire rapporterait 5,7 milliards d’euros à l’État », explique le député Modem Philippe Vigier à EURACTIV – argument de poids alors que le gouvernement cherche à faire 17,7 milliards d’économie pour pérenniser le système des retraites.
M. Vigier avait fait part de son intention de déposer des amendements en séance publique en février allant dans le sens d’un relèvement de seuil de la durée de travail légale, avant de les retirer : cela aurait été « politiquement explosif », glisse-t-il.
De l’autre côté de l’Hémicycle, la réflexion est plutôt à une réduction du temps de travail à 32 heures. « Augmenter la durée légale de travail au-delà des 35 heures, cela veut dire que les Français travailleront plus, mais ils seront cassés », déclare le député LFI Hadrien Clouet à EURACTIV. « Le gouvernement veut augmenter les cotisations ? Qu’il augmente les salaires ! ».
Quant au gouvernement, il refuse de lancer le débat. Le statu quo des 35 heures « avec des dérogations […] constitue un bon équilibre », déclarait le ministre du Travail Olivier Dussopt en février sur Public Sénat.
La semaine de quatre jours
Parler des retraites sans s’engager dans une réflexion autour du partage du temps de travail « n’a aucun sens », abonde M. Larrouturou.
Ancien député proche de Michel Rocard, il porte depuis longtemps l’idée de la semaine de quatre jours et à 32 heures. Selon lui, étendre ce dispositif à toutes les entreprises françaises pourrait créer 1,6 million d’emplois en France, « soit 1,6 million de nouveaux cotisants ».
Il était d’ailleurs l’un des plus fervents soutiens de la « loi Robien » de 1996, qui permettait aux entreprises de réduire le temps de travail de leurs salariés pour embaucher davantage. Si l’entreprise embauchait 10 % de salariés en CDI, elle bénéficiait alors d’un allègement des cotisations patronales de sécurité sociale.
300 entreprises auraient tiré parti de ce dispositif : « un succès » que M. Larrouturou, maintenant député européen, souhaite voir se développer partout en Europe.
D’ailleurs, des tests grandeur nature ont déjà vu le jour chez nos voisins européens et britanniques. Les résultats d’une vaste étude menée au Royaume-Uni avec 61 entreprises et 2 900 salariés, révélés en février, ont conclu à une baisse de 71 % des risques de burn-out par rapport à avant l’étude, tandis que 39 % des salariés se disaient moins stressés.
Dans le même temps, le chiffre d’affaires des entreprises a augmenté de 35 % par rapport aux mêmes mois d’années précédentes. Le taux de démission a chuté de 5,7 %.
Pour le moment, une réforme sur le partage du temps de travail et la semaine des quatre jours n’est pas à l’étude. « La question du travail est taboue en France », soupire M. Larrouturou. Mais il ne désespère pas : la réforme des retraites peut marquer le début d’un nouveau départ.
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