Plusieurs grandes entreprises aux États-Unis ou en zone euro ont annoncé des bénéfices importants pour 2023. Ces publications ont donné lieu à des réactions traditionnelles sur le caractère excessif de certains bénéfices qui nuiraient aux salariés, voire à l’investissement des entreprises, en étant reversés aux actionnaires.
L’objet de l’entreprise a été longtemps assimilé à celui de la réalisation d’un profit de nature financière, issu de la combinaison des facteurs « travail » et « capital », servant notamment à rémunérer ce dernier. Pour les économistes classiques comme Marshall ou Say, le profit est le produit naturel de l’activité de l’entreprise ou de l’organisation. Pour autant, les entreprises, dès l’avènement du capitalisme, n’ont pas toutes pris la forme de sociétés par actions. Des mutuelles, des guildes, des coopératives, des organismes paritaires se sont multipliés. Ces structures peuvent évidemment réaliser des bénéfices mais ceux-ci ne sont pas distribués à des actionnaires.
Le profit ne peut être que temporaire et ne doit pas être élevé, faute de quoi il témoignerait de l’existence d’une rente
Les questions sous-jacentes derrière le concept de profits exorbitants sont leur origine et les modalités de leur redistribution. Pour les économistes libéraux du XVIIIe ou du XIXe siècle, le profit est un indicateur de réussite économique. Sa justification n’est pas éthique mais entrepreneuriale. Pour Adam Smith, le capitalisme est amoral par nature. En revanche, ce dernier estime que le profit ne peut être que temporaire et ne doit pas être élevé, faute de quoi il témoignerait de l’existence d’une rente. Celle-ci peut traduire l’existence d’une position de monopole ou d’oligopole ou la présence de dispositions permettant à la concurrence de s’exprimer librement.
Pour Marx, le profit est tout à la fois le fondement et la contradiction du capitalisme. Il justifie l’exploitation de l’humain par l’humain avec un salaire dont le montant permet juste la survie des travailleurs. Avec les rendements décroissants du capital, les salaires sont amenés à baisser tout comme le profit amenant à la fin du système capitaliste. La prophétie de Marx ne s’est pas réalisée du fait de l’augmentation des gains de productivité contredisant la baisse des rendements, et en raison d’une répartition plus équitable de la valeur ajoutée.
L’entreprise du XXIe siècle ne se résume pas, loin de là, à la réalisation d’un profit. La loi PACTE de 2019 en réformant les codes civil et de commerce en a tiré toutes les conséquences en inscrivant une nouvelle définition de l’objet social de l’entreprise. Celle-ci doit désormais agir en prenant en compte des impératifs sociaux et environnementaux. En effet, en vertu des nouvelles dispositions en vigueur, une entreprise « est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Elle est ainsi appelée à réduire son empreinte écologique en limitant ses émissions de gaz à effet de serre, en évitant le gaspillage, en mettant en place de stratégies de recyclage ou encore en intégrant des circuits d’économie circulaire, etc.
Elle doit, en outre, veiller au confort voire au bonheur moral de ses salariés. Les entreprises peuvent, depuis la loi PACTE, devenir des entreprises à missions. Cela revient, pour une entreprise à affirmer publiquement sa raison d’être, ainsi qu’un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux qu’elle entend poursuivre dans le cadre de ses activités. Ces éléments doivent être inscrits dans les statuts de l’entreprise.
Depuis une vingtaine d’années, le poids des profits tend à augmenter au sein de l’OCDE
Depuis une vingtaine d’années, le poids des profits après impôts et intérêts et avant dividendes tend à augmenter au sein des pays de l’OCDE. Il est ainsi passé de 1995 à 2023, de 11 à 14,5 % aux États-Unis, de 14 à 19 % du PIB au sein de la zone euro et de 11 à 13,8 % du PIB en France. Le taux de profit des entreprises a progressé de 4 points entre 1995 et 2023 aux États-Unis, de 5 points dans la zone euro et de 3 points en France. Cette hausse du taux de profit est cohérente avec l’observation de l’évolution du salaire réel et de la productivité du travail.
Aux États-Unis, de 1995 à 2023, la productivité par tête a augmenté de près de 80 % quand le salaire réel (déflaté par le prix du PIB) n’a progressé que de 22 %. Pour la zone euro, l’écart est moindre, la productivité augmentant de 18 % et le salaire réel de 12 % sur la même période. Pour la France, la situation est inverse : le salaire réel progresse plus vite que la productivité (respectivement +24 % et +16 %). En France, l’arbitrage au niveau de la valeur ajoutée ne s’est pas fait contre les salariés. En revanche, aux États-Unis et dans le reste de la zone euro, les salariés ont été perdants.
Les profits des entreprises peuvent être jugés excessifs quand ils dépassent l’investissement de façon croissante, c’est-à-dire si la rémunération des actionnaires (somme des dividendes versés et des rachats d’actions) croit plus vite que les investissements. Aux États-Unis, le taux d’investissement a reculé ces vingt dernières années, la rémunération des actionnaires ayant de son côté augmenté. Dans la zone euro, le taux d’investissement des entreprises a moins augmenté que leur profitabilité, la rémunération des actionnaires demeurant élevée.
Rachat d’actions, interrogations
En France, le taux d’investissement des entreprises est en forte hausse avec en parallèle une rémunération des actionnaires plus faible que dans les autres pays. Aux États-Unis et de manière moins marquée en zone euro, depuis une quinzaine d’années, les entreprises ont utilisé une part importante de leurs profits pour racheter des actions, ce qui conduit à l’augmentation du cours de ces dernières. Les profits concourent ainsi à enrichir les actionnaires. En 2022, les 1 200 plus grandes entreprises mondiales ont racheté pour 1 310 milliards de dollars d’actions. Tout en versant pour 1 390 milliards de dollars de dividendes. En 2012, les rachats d’actions ne représentaient que la moitié des dividendes versés. Le volume des rachats d’actions a presque triplé depuis 2012 (+182 %), surpassant largement l’augmentation de 54 % des dividendes sur la même période. Les entreprises américaines ont racheté, en 2022, pour plus de 930 milliards de dollars, leurs propres actions. Les rachats en zone euro sont passés de 2017 à 2022 de 65,9 à 148 milliards de dollars. En France, en 2023, les entreprises du CAC 40 ont versé 97,1 milliards d’euros aux actionnaires, dont 67,1 milliards sous la forme de dividendes en numéraire et 30,1 milliards sous la forme de rachats d’actions.
Les rachats d’actions témoignent-t-ils d’une profitabilité excessive et d’une mauvaise répartition de la valeur ajoutée ou, au contraire, permettent-ils une allocation efficiente des bénéfices ? Les économistes libéraux estiment qu’il vaut mieux affecter les bénéfices aux actionnaires que de les conserver au sein de l’entreprise surtout quand celle-ci n’a pas de projets d’investissement rentables.
En effet l’actionnaire a justement comme rôle de sérier les bons projets d’investissement. Les rachats se sont multipliés ces dernières années car les entreprises pouvaient financer leurs investissements par des crédits à faibles taux d’intérêt. Avec la hausse de ces derniers, cette possibilité s’amoindrit. Logiquement, les rachats devraient diminuer sauf si les actionnaires y ont pris goût.
Les salaires devaient augmenter plus rapidement dans les prochaines années
L’augmentation de la rémunération directe et indirecte de l’actionnaire s’est effectuée au détriment des salariés. Le chômage élevé des dernières décennies, la diminution du taux de syndicalisation, la tertiarisation des activités expliquent cette évolution du rapport de force employeurs/salariés en défaveur des seconds. Le vieillissement de la population qui induit des pénuries de main-d’œuvre pourrait modifier la donne. Les salaires devaient augmenter plus rapidement dans les prochaines années. Cette évolution pourrait, cependant, être contrariée par la baisse de la productivité qui est nette en Europe et tout particulièrement en France.
Helmut Schmidt aimait à répéter que « les profits d’aujourd’hui, sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Cette notion de ruissellement a été fortement critiquée, l’enrichissement des actionnaires étant mis en parallèle avec la stagnation des salaires.
Une entreprise qui effectue un partage équitable des gains de productivité est plus performante sur la durée
La réalisation de bénéfices constitue un des indicateurs de la bonne allocation des ressources. Elle ne saurait, à elle seule, garantir que celle-ci est optimale tant sur le plan environnemental que sur le plan social. Il est communément admis qu’une entreprise qui effectue un partage équitable des gains de productivité est plus performante sur la durée. Une entreprise ayant une approche RSE développée enregistre, sur longue période, une meilleure valorisation de son action, prouvant que les marchés financiers ne sont pas toujours totalement myopes.
Auteur/Autrice
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Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.
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