Le pacte Erdogan-Poutine en Syrie menace les Européens.

Les postures ne font que rendre l’imprévision et l’inaction plus douloureuse. Trahison américaine, impuissance européenne, défaite kurde et sunnite, succès russe, syrien, turc, résurgence d’Al Qaida, tout est clair, tristement, dans ce dossier kurde.

Lorsque Trump avait annoncé sa volonté de retirer ses soldats, j’avais osé proposer que les Européens, en particulier la France et l’Allemagne, les remplacent, signant ainsi la naissance de la puissance européenne. Y laisser des troupes insuffisamment protégés ne rime à rien: dans une bataille, il faut s’engager ou renoncer. L’entre-deux anticipe l’abandon, comme l’avait écrit un officier relevé pour sa franchise.

Les troupes américaines étaient au nombre de 2500. Un effort européen n’aurait pas été démesuré. Ce qui compte, c’est la protection et la couverture, elle n’est pas inatteignable. Rien n’a été fait, ni essayé. Si la diplomatie américaine est honteuse, la nôtre est pour le moins inefficace.

L’accord secret Poutine Erdogan

Regardons ce qu’arrivent à faire les Russes et les Turcs, avec presque rien. Car il faut compter pour presque rien leur forces militaires. Face à une force occidentale, surtout avec le back office américain -ou seulement israélien- les forces turques et russes en Syrie ne peuvent pas grand chose. La passivité des Russes face aux raids israéliens en est la preuve.

Mais Russes et Turcs ont déployé plus que des chars et des avions: une diplomatie active. Car l’invasion turque ne peut se faire sans l’aval de Poutine, et Poutine n’a pas donné son accord sans rien en échange. Il existe un accord secret, paraphé par le veto russe au conseil de sécurité et le rôle des Russes sur le terrain.

Le partage du Kurdistan rappelle celui de la Pologne

Sur le terrain, les Turcs engagent artillerie et chars, et recyclent les anciens combattants d’Al Qaida. En face, l’armée syrienne se joint aux Kurdes, mais recule plus vite que ces derniers. Sous l’oeil de Moscou, qui envoie sa chasse surveiller les combats sans intervenir, sinon pour séparer Turcs et Syriens. L’Armée syrienne n’intervenant que pour récupérer ce que les Turcs ne prendront pas.

Erdogan et Poutine se sont partagés le Rojava. Les Kurdes n’ont désormais d’autre choix que de reconnaître l’autorité de Bachar El Assad, qui protège leurs retraites et leurs civils.

Le partage du Kurdistan se fait au bénéfice des alliés de Poutine: Iran, Turquie et Syrie. Erdogan veut coiffer l’auréole du vainqueur ayant réglé le problème kurde, humilié l’Europe, tenu tête à l’Amérique. Le nationalisme turc est chauffé à blanc. Peu à peu, les tensions en Turquie, politiques, ethniques, religieuses et économiques, grandiront, et Erdogan aura encore une fois recours à la guerre pour soigner sa popularité. Ainsi s’enchaine l’engrenage des régimes qui reposent sur les conflits, intérieurs et extérieurs. Ceux-ci atteindront l’Europe, car elle est la vraie convergence russo-turque.

L’engrenage des conflits vers l’Europe

Poutine donnera à Assad la majeure partie du Rojava. Il sera à nouveau considéré comme légitime par ceux qui étaient les fers de lance de son opposition armée, contraints de passer un accord avec lui. Il laissera dans la nature -ou les réutilisera- les milliers de prisonniers d’Al Qaida. Ils peuvent terroriser l’Occident, surtout l’Europe.

Les perdants sont les Kurdes, les Européens, notamment les Français et les Britanniques, qui ont envoyé des troupes. Les Américains aussi ont perdu, bien sûr, mais uniquement par leur propre inconséquence. Leurs alliés sont défaits: Arabie, Jordanie, Egypte, Israël. L’armement nucléaire américain entreposé sur la base turque d’Incirlik est pris en otage.

Pourtant, tout n’est pas fini.

Tout d’abord, l’accord secret entre Poutine et Erdogan n’a pas réglé toutes les zones d’ombre. Poutine accorde une largeur de 10 km le long de la frontière turque, Erdogan en veut trente. Les forces sur le terrain n’agissent pas comme des pions sur une carte. Quand on envoie des chars, ils peuvent tirer, brûler, ils peuvent aussi déraper. Comme chacun se prend pour un stratège de génie mais ne croit qu’au rapport de force, chacun va essayer de gagner quelques villages pour renforcer sa main dans ces négociations en continu. Il est peu probable que Russes et Turcs se fassent vraiment confiance. Aussi, tout peut s’embrouiller assez vite. Jouer à la guerre est un jeu dangereux.

Tout n’est pas fini

Enfin, il n’est pas impossible que les Américains se reprennent. Que les Kurdes résistent. Que les Européens cessent de se plaindre et agissent. La Turquie et la Russie ont besoin des Européens plus que l’inverse. Faudrait-il prendre des leçons de real politik  chez les Américains?  Trump menace «des sanctions qui ruineraient la Turquie», l’Union Européenne n’a-telle pas des moyens de pression économiques et financiers? L’UE est le principal client de la Turquie: 85 milliards de dollars. Dix fois plus que les Etats-Unis.

 

Les Européens pleurent et se lamentent mais ne réalisent pas que ce drame nourrit un danger mortel pour eux. On veut bien s’indigner, on ne veut pas s’engager car on ne veut pas mourir pour Kobane et Dantzig. Il y a quelque chose du pacte germano-soviétique dans l’accord Poutine-Erdogan, ce qui montre sa fragilité. Et rappelle que l’Europe est en première ligne, plus que les Etats-Unis. Les Européens ont-ils enfin compris, grâce aux errements de Trump, qu’ils sont seuls? Seuls et autonomes. Et riches. Et forts. S’ils le veulent. La Turquie est la frontière de l’Europe, la Méditerranée son avenir, le Proche-Orient sa faiblesse. L’Europe est seule, elle n’est pas condamnée à être faible.

L’Europe est seule, il ne tient qu’à elle de ne pas être faible.

Proposer la constitution d’une force européenne pour pallier les déficiences américaines ne revient pas à caresser la chimère d’une volonté de puissance impériale. Ni même à revenir à un devoir d’ingérence régénéré par l’amitié forgé avec les Kurdes. Il s’agit stupidement de notre intérêt.

On objectera que nous ne sommes pas prêts à envoyer des soldats. On aurait pu l’être, car ce drame était annoncé. On pourrait s’y préparer. On peut aussi prendre des mesures vis à vis des Turcs, non pas militaires, mais financières. Ah, c’est vrai, cela coûterait.

Dans cette tragédie, l’indignation est le premier réflexe, légitime, de l’opinion et des gouvernants. Mais l’indignation est le degré zéro de la politique. Elle mène rarement à l’action. Encore moins à l’action réfléchie. L’intérêt est déjà un meilleur guide. Il devrait être compris par ces Européens que l’on dit mercantiles. Mais l’intérêt seul n’est pas suffisant, il conduit à des politiques à courte vue. On doit concevoir l’interêt durable. Surprise: il repose sur des valeurs.

Concevoir l’intérêt durable.

La meilleure politique étrangère recherche l’alliance durable. Cela même qu’est en train de détruire Trump. Chacun le comprend d’instinct. La faiblesse des Russes, Syriens, Turcs et Iraniens, c’est que leurs intérêts divergent et qu’ils seront incapables de les surmonter. L’alliance franco-allemande démontre l’inverse: malgré des intérêts divergents, construire une alliance durable est à long terme profitable à tous.

Sur quoi reposent des alliances durables? Sur la volonté politique, soit, mais aussi sur la culture et la géographie. Nous avons des valeurs communes avec les Américains, mais aussi avec les Israéliens ou les Libanais. Désormais avec les Kurdes, les plus laïcs des Sunnites. Nous avons une géographie commune avec les Russes, les Turcs et tous les pays de la Méditerranée. C’est pourquoi nous ne pouvons nous permettre le luxe de les avoir pour adversaires, à moins de les maitriser.

Peut-on compter sur nous?

Ils sont devenus nos adversaires parce qu’ils ont fait l’expérience de notre impuissance. Nous nous sommes donc placés dans une situation de faiblesse face à des voisins qui ne pensent qu’en termes de force. Et nous démontrons à nos amis que nous ne pouvons rien pour eux. Sans réaction forte, nous serons condamnés à subir. Nous préparons, pis que les humiliations, les menaces, déstabilisations, invasions, et oukases de demain. Et demain il n’est pas sûr que nous trouvions des Kurdes pour nous aider.

Cette affaire est une honte (et une défaite) pour les Etats-Unis. Mais ce n’est pas un danger pour eux. C’est un danger pour nous.

Turcs, Russes, Iraniens, sans compter ceux qui ne nous veulent pas forcément du mal, discuteront de notre sort avec les Américains. Quelqu’un pense-t-il encore qu’ils sont fiables? Sur qui peut-on compter demain dans les Balkans, au Maghreb, en Afrique?

A part sur nous, je ne vois personne. Peut-on compter sur nous?

Laurent Dominati

Editeur de lesfrancais.press.

Ancien Ambassadeur de France

Ancien Député de Paris.

 

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