Le diable a ses raisons

Le diable a ses raisons

« Le diable, c’est celui qui accompagne un ami et l’abandonne à la moitié du chemin ». Bernanos, en diable, s’y connaissait. Ainsi Trump abandonne l’Ukraine, l’Europe, le Canada, le Mexique et passe à l’Est. C’est la première défection d’un Président américain. Le Kremlin, sauvé, s’extasie. L’Ukraine résiste, au prix de dommages humains, militaires et économiques terribles, surtout pour les Russes. Le diable est parfois bête : les mères des soldats tués reçoivent en cadeau un hachoir à viande.

Trump veut la paix dont rêve Poutine. Selon lui, Poutine voudrait la paix plus que Zelenski. Si c’était vrai cela en dirait long sur le rapport de force. Poutine pourrait faire la paix immédiatement, ne plus bombarder les civils serait un bon début. Trump a ajouté une phrase étrange « Il veut la paix pour de multiples raisons dont une que je suis le seul à connaître ». Quelle est cette raison ? Un deal caché ? Ou une raison plus trumpienne que poutinesque ?

Trump a déjà accepté toutes les demandes de Poutine, sanglantes concessions. Furieux contre Zelenski, furieux contre l’Europe, furieux contre le Canada et le Mexique, il les punit, les insulte, les menace. Mais lève les défenses cyber contre les Russes, coupe les crédits, suspend le partage des informations aux Ukrainiens.

Ce que Trump en tête, c’est un « big deal ». L’Ukraine est petit problème ridicule.   

Est-ce stupidité ? Le diable a ses raisons que la raison ne connait pas. Ce que Trump en tête, c’est un « big deal ». Zelenski et les Européens ne comptent pas. L’Ukraine est petit problème ridicule qui ne doit pas contrarier la grande œuvre. Quel est l’objectif ? La Chine. Comment détacher l’ami Vladimir des Chinois ? Tout d’abord en leur donnant ce qu’ils ont déjà, le Donbass et la Crimée (18% du territoire ukrainien). Un bout d’Europe en plus, si les Européens ne font pas ce qu’on leur demande. S’ils obéissent, on dira à Poutine d’être sage. L’enjeu est ailleurs.

Dans la phase deux, après la paix : un grand deal sur le pétrole. États-Unis, Arabie et Russie sont les principaux producteurs de pétrole. Les États-Unis produisent 20 millions de barils par jour ; 20% de l’offre mondiale. Suivent l’Arabie saoudite (12%) et la Russie (11,5%).

@Adobestock
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Les Saoudiens sont les leaders de l’OPEP, les Russes ceux des 10 pays de l’OPEP +. Arabie saoudite et Russie ont même passé un accord pour limiter la production et maintenir le prix du pétrole. Accord boiteux, parce que les Américains produisent plus. Et les pays de l’OPEP ne respectent pas les quotas fixés. Alors les Saoudiens ont menacé d’augmenter eux aussi leur production, et les Russes écoulent leur pétrole par leur flotte de contrebande vers l’Inde et la Chine.

On arrête les guerres, on fait du business. On se met d’accord sur le pétrole.  

La proposition Trump est la suivante : on arrête les guerres (Ukraine, Gaza), on fait du business. Comment ? Et on se met d’accord sur le pétrole. Etats-Unis, Russie et Arabie sont les maîtres de l’offre. D’où l’interdiction à Chevron d’exploiter le pétrole vénézuélien, les pressions pour réduire la production iranienne ; et la fin des aides aux énergies renouvelables. Une telle entente revient à organiser un cartel de l’énergie, à faire monter le prix.

L’inconvénient, c’est que Trump veut au contraire une énergie à bas coût. Il l’a promis. Alors Trump a une idée géniale : on va faire un cartel pour faire baisser les prix. Russie et Arabie saoudite vont augmenter leur production, les prix vont baisser, mais leurs revenus ne baisseront pas puisqu’ils produiront plus ! Tant pis pour les autres. Chacun augmentera sa part de marché. En prime, Saoudiens, Russes et Américains investiront chacun chez l’autre. Les Saoudiens peuvent investir en Amérique. Les oligarques aussi, passeport en prime. Et les Américains en Russie. Exit la Chine.

Le loup russe maintiendra les moutons européens dans l’obéissance.  

Bien sûr, Russes et Saoudiens ont de doutes. Rassurer les premiers en mettant au pas Zelenski, les seconds en muselant l’Iran. Trump, au contraire, fait confiance à Poutine. Il connaît l’homme ! «  Il fait ce que tout le monde aurait fait ». Violer le mémorandum de Budapest de 1994, les accords de Minsk en 2014, le traité INF de 1987 bannissant les missiles nucléaires intermédiaires (violation dénoncée par Trump en 2018). Ces chiffons de papier méritent un autre chiffon. Aucune importance , au contraire :  le loup russe maintiendra les moutons européens dans l’obéissance. La Russie n’inquiète plus, elle représente juste un enjeu contre la Chine.

@Adobestock
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L’Europe ? Donald Tusk, remarque : « 500 millions d’Européens demandent à 300M d’Américains de les défendre contre 140M de Russes ». Le PIB européen est dix fois celui de la Russie, supérieur à celui de la Chine. L’épargne européenne alimente le déficit budgétaire américain. Elle pourrait l’utiliser pour financer son industrie et sa défense.

Les Américains se vantent – se plaignent – de supporter l’essentiel des dépenses de l’Otan. Un leurre. 20% seulement des troupes américaines sont stationnées en dehors des États-Unis. 7% seulement en Europe. Si les Européens achètent moins d’armes américaines, ce qui, grâce à Trump,  finira par se produire, l’industrie américaine de la défense aura les mêmes problèmes que Boeing.

En une semaine, l’Europe a changé. Le Plan « Rearm europa », prévoit800 milliards, sur quatre ans, pour la défense européenne. L’Europe passe du vert, le Green deal, au Kaki. Temps de guerre. Pour cela, elle assouplit les normes environnementales d’hier ( tout en confirmant un financement de 100 milliards ), et les critères budgétaires pour 1.5% du PIB (650 milliards) si les dépenses vont à la défense. Elle crée un fonds d’emprunts pour la défense de 150 milliards, réoriente les fonds européens de « cohésion ». En vue, former l’union de capitaux et mobiliser la Banque européenne d’investissement. Toutes mesures que propose la France depuis longtemps.

@Adobestock
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Friedrich Merz, le futur chancelier allemand renonce aux règles budgétaires strictes et engage un plan de relance pour les infrastructures et la défense.  Lui, le pro atlantiste, constate que l’Otan n’est plus une sécurité. Trump, en disant publiquement qu’il ne viendrait pas défendre ceux qui ne paient pas, a saboté l’article 5 du traité de l’OTAN. Avant-hier en mort cérébrale, réveillé par l’agression russe, l’Otan est à nouveau plongée par Trump dans un coma éthylique.

Elle pourrait accoucher d’une « OTAN européen » avec un conseil de sécurité ad hoc, avec les Français et les Britanniques. Depuis De Gaulle en 1964, la dissuasion nucléaire française protège les intérêts vitaux au-delà des frontières nationales. Jusqu’ici, les Allemands n’en voulaient rien savoir. Cette fois, ils aimeraient en discuter. Parmi les atouts de l’Europe, il y a la France et son armée, le changement radical assumé par l’Allemagne, le retour britannique dans la « famille » européenne. Il y a aussi tous ceux qui préfèrent le multilatéral au rapports de force bilatéraux.

Pourquoi entrer dans une alliance contre la Chine ?  

A commencer par la Chine. Les États-Unis souhaitent entrainer l’Europe avec eux dans le conflit avec la Chine. Quand Trump dit : « Croyez-vous que les français iraient nous défendre si nous avions des problèmes ? », il faudrait lui donner raison : pourquoi entrer dans une alliance contre la Chine ?

Si l’Europe n’a pas une vision mondiale, alors elle n’aura pas de politique mondiale, et donc pas d’unité. La Chine, en difficulté économique, peut s’entendre avec l’Europe, son premier client.  N’y a-t-il pas là un moyen, pour les Européens, de refaire leur retard dans la révolution digitale ? Libre-échange, droit international, technologie, monnaie, n’y a-t-il pas des intérêts communs ?

« Il y a plus de 190 pays dans le monde. Si chacun se concentre sur sa primauté nationale et son pouvoir, le monde va revenir aux règles de la jungle » dit tranquillement le ministre des Affaires étrangères chinois, peu inquiet d’un revirement de l’amitié Trump-Poutine. On ne joue pas au plus malin avec le Diable.

Bêtise de demi habile d’opposer le réalisme à la naïveté. Les Principes sont aussi des armes.

Malgré les carottes et le bâton, les Pays arabes ne sont pas non plus convaincus par Trump. Malgré lui, la Ligue arabe a adopté le plan Égyptien pour Gaza, l’Organisation des Etats Islamiques l’a confirmé. France, Allemagne, Italie, Royaume Uni l’ont approuvé. Trump déroute. Dangereux, il oblige à tout remettre en question. Des espaces s’ouvrent. Commencer par la défense, sans se focaliser sur le présence de troupes ou le nucléaire. La surveillance de la Baltique et de la Méditerranée sont plus essentiels encore. La flotte russe doit quitter définitivement la Méditerranée. Plusieurs incidents, qui ne sont pas le fruit du hasard, ont endommagées les bateaux russes. La Caspienne est neutralisée. Elle doit le rester.

@Adobestock
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C’est une bêtise de demis habile d’opposer le réalisme à la naïveté. Aucun peuple ne choisit d’être soumis. Personne ne veut vivre sous la menace des plus forts. Chacun veut un minimum de sécurité établi par des règles et des comportements fiables. Les Principes sont aussi des armes. Si les dirigeants sont cyniques, les peuples ne le sont pas. Un régime policier est toujours menacé d’un effondrement. Ni l’Iran, ni la Russie. Poutine était à deux doigts de se faire renverser par plus fou que lui, Prigogine. Le mur de Berlin est tombé par l’attraction d’un autre modèle plus efficace, plus libre.

L’Europe ralliera bien plus de pays qu’elle ne le croit, si elle croit en elle. C’est la conception française, depuis 1958, de « l’Europe européenne »

Un jour ou l’autre, le diable abandonnera Poutine au bord du chemin

La Russie ne tournera pas le dos à la Chine pour un partenariat illusoire avec les États-Unis. L’Arabie ne sacrifiera jamais une légitimité si fragile dans le monde arabe. Les pays d’Asie doutent des États-Unis après l’abandon de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Syrie, de l’Ukraine, de l’Otan. La Chine attirera plus facilement les dirigeants autocrates du monde. L’Europe ne doit pas que se défendre mais tisser et retisser des liens partout dans le monde. C’est le moment.  

La vague Trump va refluer parce que sa « grande stratégie » est une impasse simplette. Un jour, on retrouvera l’Amérique. Et un jour ou l’autre, le diable abandonnera Poutine au bord du chemin.

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