Le « Club des investisseurs de la défense » : un vrai levier ?

Le « Club des investisseurs de la défense » : un vrai levier ?

Le ministère des Armées a officiellement lancé, ce 23 juin 2025, le Club des investisseurs de la défense, une initiative stratégique destinée à rapprocher les financeurs privés des entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD), suite à la publication du rapport sur son financement en mars 2025. Objectif affiché : mieux financer dans la durée les quelque 4 500 entreprises du secteur, dont beaucoup sont des PME, des ETI ou des startups en phase de croissance. Mais même avec un Club des investisseurs de la défense, la DGA sait-elle lever des fonds ? Et pourquoi les Français de l’étranger sont-ils aussi concernés ?

Ce Club : une solution pour financer la défense ?

Présenté comme un jalon essentiel du renforcement de la souveraineté industrielle française, ce club vient formaliser un réseau d’une centaine de fonds d’investissement appelés à signer une charte d’engagement avec la Direction générale de l’armement (DGA). L’intention est claire : créer une relation de confiance durable, arrimée à des exigences de gouvernance, de transparence, et d’alignement avec les priorités stratégiques de l’État.

Club des investisseurs de la défense
Club des investisseurs de la défense

Mais au-delà du symbole, le signal envoyé interroge sur la capacité réelle de la France à combler le déficit de financement pour les entreprises en expansion, les « scale-up » qui freine l’émergence de champions industriels dans les secteurs stratégiques.

Un constat lucide : le financement d’amorçage ne suffit plus

Le lancement de ce club arrive à point nommé. Depuis le début de la guerre d’agression de la Russie sur l’Ukraine, les États européens ont pris conscience de leur dépendance technologique et industrielle. Or, l’écosystème de défense européen, s’il est riche en innovations, peine à faire émerger de nouveaux leaders mondiaux capables de rivaliser avec les géants américains ou israéliens.

“Le vrai trou d’air survient lorsqu’il faut lever 50 à 100 millions d’Euros, voire plus (…) pour industrialiser la défense ”

En cause : un modèle de financement trop fragmenté, encore trop concentré sur l’amorçage et insuffisamment armé pour accompagner le passage à l’échelle. Si les jeunes pousses de la deeptech trouvent souvent, grâce à Bpifrance ou à des fonds spécialisés, leurs premiers tickets de financement, le vrai trou d’air survient lorsqu’il faut lever 50 à 100 millions d’euros, voire plus, pour industrialiser une technologie, s’étendre à l’international ou franchir les étapes réglementaires dans les secteurs sensibles comme la défense.

L’Europe peine à lever les très gros tickets

C’est tout le paradoxe : les fonds européens sont nombreux, mais peu parviennent à mobiliser des capitaux à la hauteur des ambitions industrielles. À titre de comparaison, les entreprises de la défense ou de la cybersécurité américaines peuvent lever en une série B l’équivalent de plusieurs années de financement cumulé pour une startup française du même domaine. La série B sert à accélérer la croissance, souvent à travers une internationalisation ou des stratégies marketing ambitieuses.

« Si l’État est présent dans le financement, il reste trop absent dans l’accompagnement stratégique des dirigeants »

Cette difficulté structurelle n’est pas une fatalité, mais elle appelle une révision en profondeur des mécanismes de financement de l’innovation en Europe. Comme le souligne le rapport « Bridging the Scale-up Gap » publié par la Commission européenne, le manque d’investisseurs disposés à soutenir les scale-ups est une faiblesse chronique du vieux continent, particulièrement pénalisante dans les secteurs duals (civil-militaire) où les cycles d’innovation sont longs et risqués.

BPI, DGA… Un accompagnement à renforcer sur le terrain

L’initiative du Club est donc bienvenue. Mais pour être réellement efficace, elle devra s’accompagner d’un changement de culture dans l’accompagnement des startups. Car une autre critique revient régulièrement dans l’écosystème : si l’État est présent dans le financement, il reste trop absent dans l’accompagnement stratégique des dirigeants.

DGA lors du lancement du Club par Emmanuel Chiva_ juin 2025 credit DGA

De nombreux entrepreneurs regrettent que les investisseurs publics comme Bpifrance n’imposent ni advisory boards ni mentors expérimentés, laissant souvent les jeunes fondateurs livrés à eux-mêmes dans des décisions complexes de structuration, d’internationalisation, ou de négociation avec les grands donneurs d’ordre. À l’inverse, les modèles anglo-saxons ou israéliens intègrent quasi systématiquement des conseils d’orientation stratégique, composés d’anciens haut gradés, de dirigeants expérimentés ou de techniciens reconnus. Ces comités jouent un rôle clé pour crédibiliser l’entreprise face aux clients publics et attirer de nouveaux investisseurs.

Acculturation croisée : un premier pas nécessaire

Le Club prévoit justement des rencontres entre entreprises, des visites de sites, une acculturation mutuelle entre industriels et investisseurs. Cette mise en relation ciblée est essentielle: trop d’acteurs financiers méconnaissent les réalités réglementaires, économiques et politiques du secteur de la défense. De l’autre côté, beaucoup de PME de la BITD ne savent pas comment structurer une levée de fonds, ni comment dialoguer avec des fonds d’infrastructure ou de capital-développement.

Mais pour passer de la bonne volonté aux résultats tangibles, il faudra un pilotage resserré, une capacité à imposer des standards d’engagement, et surtout à combler les trous dans la raquette, notamment sur les financements intermédiaires (entre 10 et 50 M€) et les outils de cofinancement avec le privé.

Le risque d’un exode invisible des talents de la défense

Un autre point d’attention, trop souvent négligé dans les politiques d’innovation stratégique, concerne les jeunes entrepreneurs français de l’étranger. Nombre d’entre eux, formés dans les meilleures écoles européennes ou américaines, commencent à bâtir leur projet dans un environnement déjà favorable à l’innovation, que ce soit à Berlin, Londres, Tel-Aviv ou Boston. Dès lors, les incitations à rapatrier leurs projets ou à les ancrer dans l’écosystème français doivent être puissantes, visibles et compétitives.

« Seuls des dispositifs robustes (…) pourraient convaincre ces talents français de l’étranger de s’inscrire dans le cadre du Club des investisseurs de la défense »

Sans un effort soutenu en matière de financement, notamment en late stage, et sans la promesse d’un accompagnement de qualité, incluant accès aux donneurs d’ordre, advisory boards, ou mentorat stratégique, la France risque de voir ces profils rester à l’étranger, voire y faire croître des pépites technologiques dont elle aurait grand besoin dans ses chaînes de souveraineté. Seuls des dispositifs robustes, combinant capital, réseau et perspectives de marché, pourraient convaincre ces talents de s’inscrire dans le cadre du Club des investisseurs de la défense et de relocaliser durablement leur ambition industrielle.

La défense, une question de souveraineté mais aussi de méthode

L’Europe, et la France en tête, dispose d’un réservoir exceptionnel de talents, d’ingénieurs, et de technologies duales. Ce qui lui manque, ce n’est pas l’innovation, mais la capacité à l’industrialiser à grande échelle. Le Club des investisseurs de la défense peut contribuer à lever certains freins, à condition qu’il ne reste pas un cercle fermé de bonnes intentions, mais devienne un outil agile et doté de moyens puissants, aligné avec les besoins des entreprises du terrain.

S’il permet de rapprocher les mondes encore trop étanches du financement privé et de l’innovation de défense, il aura déjà rempli une part de sa mission. Mais il reste un long chemin à parcourir pour que la France cesse d’être le pays des bonnes idées… et des petites entreprises.

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