Voici l’avenir du monde : l’Afrique. Et l’Afrique s’éloigne de la France. En 1900, alors que l’esclavage sévissait encore au Maroc ou en Afrique de l’Est, avant que la colonisation n’y mette fin, l’Afrique était le « continent vide » : cent millions d’habitants. Aujourd’hui, 1 milliard. 18 % de la population mondiale mais 3% du PIB mondial.
En 2050, 2.5 milliards. De l’autre côté de la Méditerranée, une Europe vieillissante. L’opposition, les déchirures, ne sont pas entre l’Europe et l’Afrique, mais en Afrique, à commencer par l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne.
L’immense Sahel, de l’Atlantique au Soudan, est un des lieux de ces conflits. Au nord, les anciennes tribus esclavagistes du désert, au sud, les proies devenus majoritaires. La lutte, sous couvert de djihad, reprend depuis que la Françafrique n’y fait plus la police. Apparemment, la France est chassée d’Afrique. Peut-être faut-il le voir autrement : peut-être l’Afrique a-t-elle quitté la France, peut-être la France a-t-elle abandonné l’Afrique. Après soixante ans d’indépendances, autant d’années que celles des colonisations, les Africains s’aventurent ailleurs.
Déjà, la France n’est plus cette puissance économique qui alimentait, exploitait, développait son pré carré. Le commerce extérieur de la France avec l’Afrique subsaharienne n’atteint pas 3% du commerce extérieur français. Japonais, Chinois, ont envahi commercialement l’Afrique sans un soldat.
L’universalisme à la française est taxé de néocolonialisme et d’occidentalisme.
Le « modèle » français, celui des droits de l’Homme et de la démocratie est dévalué. L’universalisme à la française est taxé de néocolonialisme et d’occidentalisme. L’ancien modèle était celui du paternalisme, de la paix, de l’administration, de l’école. Depuis 1950, 37 pays africains sur 54 ont connu un coup d’Etat, un sur deux dans le monde : 214 ; dont 106 avec succès. Ces trois dernières années, il n’y en a eu « que » huit : Mali, Guinée, Burkina Faso, Tchad, Soudan, Niger et Gabon. La plupart de ces pays sont en guerre civile, ou connaissent rébellion et groupes terroristes, seigneurs de guerre trafiquants.
Etonnant que l’on s’étonne. Plus étonnant encore que la France, décidemment peu attentive, n’ait rien vu venir, ni au Mali, ni au Niger, ni au Gabon. Un fiasco. Quelques têtes devraient sauter.
Encore au Gabon le coup d’Etat du chef de la garde présidentielle, cousin de Bongo, est plus fait pour maintenir le système en place que pour le renverser. Révolution de Palais. Ali Bongo affaibli, le cousin écarte le fils.
Depuis la tragédie du Rwanda, la France ne se sent plus légitime en Afrique. Une armée doit intervenir, ou s’en aller. La France a plus été accusée de non-intervention que d’intervention. Même si elle a été la seule à intervenir. L’opération Serval, le sauvetage du Mali, fut un succès, sans suite politique. Comme en Libye. La lutte contre le terrorisme, là comme ailleurs, ne veut rien dire. Aucun attentat n’est jamais venu d’Afrique. Ce sont les vieilles guerres interafricaines du Sahel, du Katanga, des grands lacs, qui reviennent.
Si la France intervient, on l’accuse d’ingérence. Quand elle n’intervient pas, on l’accuse d’abandon.
En revanche, promouvoir la démocratie et se coucher devant Kagame, lui donner la Francophonie, jouer double jeu en Libye, ne soutenir la Tunisie que lorsqu’elle abandonne toute référence démocratique, choyer l’Algérie sans retour, vexer le Maroc, vanter l’Egypte mais condamner la répression, ignorer le Soudan, l’Ethiopie, perdre la Centrafrique, bref, l’incohérence domine, mais qu’importe. Après tout, ce sont les Français qui dénoncent le plus le « néocolonialisme », à la suite des Américains, des Turcs, des Chinois. Si la France intervient, on l’accuse d’ingérence. Quand elle n’intervient pas, on l’accuse d’abandon. Les deux sont vrais. N’est-ce pas le gouvernement français, contre l’avis des gouvernements africains, qui a abandonné le Franc CFA ?
Où va l’Afrique ? Vers la guerre. Les dirigeants africains sont pour l’immense majorité d’entre eux des dictateurs, plus ou moins légitimés par les urnes, par la redistribution clientéliste, la corruption généralisée. Ce qui compte, c’est la garde prétorienne, qui empêche ou fait les coups d’Etat (Mali, Niger, Gabon). Pour conserver de l’influence en Afrique, il ne faut pas des bases militaires, ni flatter la société civile, comme le fait le gouvernement français, il suffit de protéger les présidents. Leur faire des procès pour « bien mal acquis » n’est pas bien compris. Ce n’est pas le genre de la Russie ou de la Chine. Au contraire : Wagner protège tout tyranneau qui le paie. Les commissions sont réglées rubis sur l’ongle.
La mort de Prigojine est un test pour la France : si elle le veut, elle a les moyens d’éliminer Wagner d’Afrique. Elle en a le droit : les troupes mercenaires sont interdites par les conventions internationales. Elle en a les moyens. Avec ses bases au Sénégal (350 soldats), en Côte d’ivoire (900), à Djibouti (1450), au Gabon (380), quelques avions et soldats supplémentaires. Le veut-elle ?
Le risque n’est pas d’être traité de « néocolonialiste » : les mêmes qui manifestent contre la France manifesteront pour elle, question de prix. Le risque est l’enlisement. On s’enlise lorsque l’on ne sait pas ce que l’on veut.
Comment, avec tant de chaînes de télévisions et de radio publiques, d’aide au développement, la France a-t-elle pu échouer ?
La France a une influence parce qu’elle a des soldats, à condition de s’en servir. S’ils ne servent pas, à quoi bon surveiller le Sahel ? Elle compte aussi par ses entreprises, ses expatriés, par la Francophonie. Curieux de constater que dans les discours du Président et de la ministre des Affaires étrangères, jamais le mot de Francophonie n’a été prononcé. Pourtant, elle est le principal atout de la France. Si la France a perdu la bataille « narrative », celle du récit de son rôle en Afrique, c’est bien de culture qu’il s’agit. Comment, avec tant de chaînes de télévisions et de radio publiques, d’aide au développement (la France est le quatrième pays donateur mondial, essentiellement en Afrique), la France a-t-elle pu échouer ?
Si l’Afrique s’en va, elle s’en va vers des aventures dramatiques, parce que ceux qui la dirigent sont attirés par des régimes à leur image : pilleurs, corrompus, tyranniques.
Au Mali, Wagner se rémunère 10 millions par jour. Les « djihadistes », en fait les rebelles du nord, gagnent du terrain. Les villages brûlent. Ce n’est pas le changement climatique qui provoque la faim au Sahel, c’est l’explosion de la population (cent millions là où vivaient quelques millions) et surtout la guerre.
Cette semaine, les Chinois invitent à Pékin une cinquantaine de pays, dans le cadre du « Forum Chine Afrique ». Pour la première fois, Xi Jinping n’ira pas au G 20. Il se veut le leader des pays du sud. La Chine veut offrir aux chefs d’Etats du sud la sécurité de leur pouvoir, (en vendant du matériel militaire : cyber sécurité, télécommunications, surveillances). Elle prend l’exact contrepied de la stratégie française : pas d’ingérence politique, pas d’aide au développement, pas de démocratie, aucun intérêt pour la société civile. Hélas, la sécurité des dirigeants a pour contrepartie l’insécurité des peuples, la certitude des conflits et des rébellions.
A la pénétration économique chinoise (plus de 130.000 Chinois vivent en Afrique : les entreprises chinoises font venir leur travailleurs), répond le nouveau souci américain. Les Etats-Unis avaient délaissé l’Afrique, comme le reste. Ils s’y ré-intéressent, dans la perspective de l’affrontement avec la Chine. C’est pourquoi les Etats-Unis et la France divergent au sujet du Niger : les Américains veulent conserver leur base, celle-là même que leur avaient conseillé d’installer les Français. Mais les Américains considèrent que les Français sont hors-jeu. Voire qu’ils sont mieux à leur place : alignés, qu’indépendants. Ils se trompent, comme souvent.
Et d’entendre dans la presse et les réseaux que la France devrait « redéployer » ses forces en Europe de l’est. Comme si le Sud, la Méditerranée, l’Afrique, le Moyen Orient, n’étaient pas des risques stratégiques. Faut-il abandonner l’Afrique ?
Le niveau de pauvreté est pire qu’avant la crise de la Covid.
Du point de vue économique, nombreux sont ceux qui vantent les immenses ressources, minières pour l’essentiel, du continent. La croissance, en baisse, 3,7% l’an prochain, reste insuffisante pour assurer le développement quand la population croît de 2,7% par an. Le niveau de pauvreté est pire qu’avant la crise de la Covid. La dette publique a plus que triplé, plusieurs pays sont en cessation de paiement (Zambie, Ghana, Mali, bientôt Niger), les taux d’intérêt grimpent, les investissements se tarissent et l’aide au développement diminue. Alors que la population manque d’infrastructures : 600 millions de personnes n’ont pas accès à l’électricité.
Qui va investir dans des pays où guerres, coups d’Etat, corruption, mercenaires, terroristes, se multiplient ? 22 pays sont considérés par l’ONU comme fragiles ou en conflit. 23 des 25 pays le plus pauvres du monde sont en Afrique. Le PIB par habitant n’a pas retrouvé son niveau pré-Covid. 132 millions de personnes étaient en situation d’insécurité alimentaire aiguë en 2022. 70 millions d’Africains sont retombés dans l’extrême pauvreté avec le gel de l’économie mondiale dû à la Covid.
Comme annoncé, le blocage des échanges internationaux, (« la démondialisation heureuse » des anticapitalistes, souverainistes, écologistes) a provoqué une catastrophe dans les pays pauvres. Les mesures anti Covid -fermeture des pays et des échanges- ont causé plus de morts que l’épidémie.
L’espoir des gouvernements que les investisseurs exploitent les ressources en gaz, pétrole, minerais. Avec une dîme, et des compagnies de sécurité pour garantir leur sureté, ce que font Russes et Chinois.
L’espoir pour les peuples : le dépassement des frontières, la mise en place d’un marché intégré, la plus grande zone de libre échange du monde, avec 1 milliards d’individus, pour augmenter les échanges interafricains.
Les ombres : les gouvernements en place entretiennent conflits perpétuels, pillages, corruptions. Les migrations déclenchent un racisme interafricain, retirent des compétences aux pays formateurs. Les pays du Maghreb repoussent avec force les migrants, mais les principales migrations sont interafricaines, non sans rejet.
La Francophonie est un enjeu géopolitique plus important que les opérations militaires.
Comment dessiner une politique pour l’Afrique ? En s’appuyant sur ce qui marche. Le Sénégal, par exemple, malgré les difficultés, a concilié développement, droit, éducation. Oserait-on dire « Démocratie » ? De la Suisse à la Corée, tout marche ensemble. En Côte d’Ivoire aussi, malgré la guerre civile, heureusement interrompue par l’armée française. Il est donc nécessaire de conserver les bases militaires de Dakar, Libreville et Abidjan. Elles complètent celles de Djibouti et d’Abou Dhabi. S’appuyer sur le littoral, s’engager, ce qui est déjà en œuvre, dans les pays qui ne font pas partie de l’ancien « pré carré ». Réinvestir le champ culturel, avec un autre récit que celui des Chinois, des Russes, des Américains. La Francophonie est un enjeu géopolitique plus important que les opérations militaires. 167 millions de Francophones en Afrique, bien plus qu’en Europe.
La France a la chance d’être une puissance « moyenne ». Contrairement à la Chine, ou aux États-Unis, elle offre des partenariats équilibrés. Elle favorise le multilatéralisme, prend en compte des pays émergents. Elle n’a pas de visée, contrairement à la propagande de ceux qui veulent l’évincer, « impérialiste ». Elle permet d’éviter la confrontation entre blocs. Elle peut aider à pacifier les pays. Elle y a intérêt, comme tous les peuples africains, comme l’Europe.
Laurent Dominati
a. Ambassadeur de France
a. Député de Paris
Président de la société éditrice du site Lesfrancais.press
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